Trump et la guerre des cultures 4) la cause des "petits Blancs"

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La question du vote identitaire.

En 2012, deux politologues, Ruy Teixera et John Judis publièrent un article en forme de cri de victoire. La réélection d’Obama, qui venait d’avoir lieu, ils l’avaient prédite dans un livre paru exactement dix ans plus tôt. Et, en effet, dans cet essai, paru en 2002, Th e Emerging Democratic Majority, ils avaient expliqué pourquoi, à leurs yeux, le Parti démocrate tenait le bon bout. Pour de simples raisons démographiques – l’immigration et les taux de natalité – une coalition arc-en-ciel était assurée de la victoire électorale. Et cette victoire serait permanente.

Cette coalition regrouperait, en effet, ce que les démographes ont appelé par la suite « _America Ascendan_t », l’Amérique en ascension, celle qui a le vent en poupe : les Noirs, les Hispaniques, les femmes (en particulier celles qui élèvent seules leurs enfants) et les minorités sexuelles. Elle produirait des majorités automatiques. On ne se préoccupait pas d’éventuels conflits d’intérêts ou de culture, entre ces minorités. On oubliait aussi au passage les clivages de classe. Conformément à la doxa universitaire du moment, aux Etats-Unis, l’individu n’était perçu qu’à travers son groupe d’appartenance – ethnie ou genre. Et non pas sur la base de sa classe sociale.

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Quant à ce qui restait de la classe ouvrière, de toute façon, elle n’aurait pas le choix. Elle n’allait tout de même pas voter pour un parti, les Républicains, représentant les intérêts des patrons. Leur vote était acquis. Point-barre. Lorsqu’on leur rétorquait que la coalition arc-en-ciel avait été déjà théorisée et mise en œuvre par McGovern en 1972 mais qu’elle avait échoué, donnant la présidence à Nixon, les démocrates rétorquaient que cet échec démontrait le caractère prématuré de la stratégie. C’était juste une question de temps. C’est pourquoi, dans leur article de 2012, les deux politologues voyaient dans la double élection d’Obama « la revanche de McGovern ».

« Si 2012, c’était la revanche de McGovern, alors 2016, c’est la revanche de Nixon, écrit en anglais un essayiste français, Pascal-Emmanuel Gobry, sur le site The Week. « Pour le dire crûment, poursuit Gobry, il se trouve que les Blancs sont encore la majorité en Amérique ; et si vous polarisez l’électorat selon des lignes raciales, c’est le groupe majoritaire qui gagne les élections. Simple question d’arithmétique. »

La gauche, avec Hillary Clinton, s’est pris les pieds dans le tapis des « politiques d’identité », écrivent de nombreux observateurs. Ainsi Joan Walsh dans The Nation (de gauche) écrit : « Et voici une vérité qui fait peur : c’est une élection dans laquelle une minorité bruyante de blancs a commencé à se percevoir comme une minorité parmi les autres, et à se comporter comme n’importe quelle autre minorité ethnique, assumant ses intérêts spécifiques et séparés. » Et de relever que 53 % des femmes blanches ont voté pour Trump, alors que, pour la première fois dans l’histoire de ce pays, une femme était présentée par l’autre camp ; et qu’en outre, le candidat républicain était convaincu d’être un des pires sexistes de la place….

Le grand historien des idées, Mark Lilla l’expliquait tout récemment dans une interview au FigaroVox : « Le multiculturalisme a ainsi fait le lit de la concurrence victimaire. Il a engendré une nouvelle conscience de classe chez ceux qu’on appelle « les petits Blancs ». Comme il y a une fierté « Afro-américaine », il y a désormais une fierté de la classe populaire blanche à être plus « authentique » et plus vertueuse que les élites. Ces élites, qui ne font pas un travail honnête, qui mentent, mais qui imposent leurs valeurs à tous. »

Reste la question de fond : pourquoi une majorité du vote ouvrier se dirige-t-il souvent vers des politiciens dont la politique consiste essentiellement à baisser les impôts des plus riches ?

Oui, c’est une question qui a été soulevée dès 2004 par le fameux livre de Thomas Frank, What’s the matter with Kansas, judicieusement traduit aux éditions Agone sous le titre Pourquoi les pauvres votent à droite ? D’autres études de terrain sont venues le compléter depuis, notamment des études sur la base du Tea Party, l’une de Kate Zernike, l’autre Theda Skocpol et Vanessa Williamson. La réponse de gauche c’est : l’aliénation. On les attrape avec des slogans sur la grandeur de l’Amérique et ils cèdent aux vertiges du patriotisme. C’est de l’enfumage. On leur fait oublier les antagonismes de classe en les flattant.

Thomas Frank lui-même, dans un article publié dans le dernier numéro de la revue britannique Prospect, revient sur les thèses de son livre « Pourquoi les pauvres votent à gauche ». Et il met en cause l’incapacité d’un Parti démocrate recentré depuis un quart de siècle – par Bill Clinton -, dont la seule idéologie semble la méritocratie. Ce parti apparaît aux classes populaires comme celui des élites. Et c’est pourquoi il a été incapable de capter la grande frustration – The Grievance of our time -, qui monte des classes moyennes en voie de déclassement et des cols bleus privés d’emplois.

Les petits Blancs de l’Amérique profonde se considèrent comme des victimes des politiques d’affirmative action. Ils éprouvent ce que Arlie Russell Hochschild dans son livre sur la Louisiane du Sud appelle une « sympathy fatigue » - l’impression que tous les groupes ethniques ont droit à la sympathie des progressistes, sauf le leur.

S’ils ont donné leurs voix à Donald Trump, c’est parce que celui-ci a su repositionner le parti républicain, dont il s’est emparé. Il en a fait le parti de la protection de la Middle America contre le grand large – la mondialisation, la concurrence chinoise. Mais la question que tout le monde se pose est la suivante : si Hilary Clinton s’est montrée incapable de ranimer la coalition qui a permis les deux victoires d’Obama, Trump au pouvoir pourra-t-il conserver la coalition hétéroclite à laquelle il doit sa propre victoire ?

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