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Libération

L’obstination des somnambules

Les analogies entre les origines de la Première Guerre mondiale et celles de la crise européenne actuelle nous rappellent que nous ne tirons aucune leçon de l’histoire.
par Michaël Fœssel, Professeur de philosophie à l’école Polytechnique
publié le 30 juillet 2015 à 18h26

D’après l’historien Christopher Clark, les origines de la Première Guerre mondiale se trouvent moins dans les rivalités économiques ou impériales que dans l’aveuglement de dirigeants et de diplomates illusionnés sur les intentions de leurs concurrents. Là où certains voient des stratégies mûrement réfléchies, Clark met en scène des «somnambules» qui se sont tranquillement avancés vers l’abîme sans prendre la mesure de leurs actes (1).

Ce livre a reçu un excellent accueil à sa sortie, mais les soubresauts de l’actuelle crise européenne démontrent une fois encore que l’on ne retire aucune leçon de l’histoire. Certes, les analogies avec le passé sont souvent trompeuses. Pour autant, les hypothèses sur l’origine du cataclysme qui devait priver l’Europe de sa prééminence mondiale demeurent actuelles. A chaque fois que l’on réfléchit au destin de l’Europe, on est contraint de se demander qui est responsable de sa désunion. C’est encore à cette question que nous sommes ramenés aujourd’hui.

Le livre de Clark est plutôt à décharge pour l’Allemagne. Selon lui, les plus somnambules des somnambules se trouvent en 1914 du côté des puissances slaves (particulièrement la Serbie) aveuglées par le nationalisme et inconscientes de la logique mortifère des alliances. D’une manière plus conforme à la tradition historiographique, c’est l’Allemagne qui est perçue comme le chef d’orchestre dans la crise grecque. Il faut reconnaître que Wolfgang Schäuble est parfait dans le rôle du somnambule en chef. Passionnément attaché au respect des normes budgétaires, il reste sourd aux alertes démocratiques lancées des quatre coins du continent.

Désormais formellement reconnue dans toute l'Europe, la démocratie ne semble pas interférer plus qu'en 1914 avec les décisions prises «en haut». Il est vrai que l'avenir de l'Europe se jouait dans le secret des ministères et des ambassades, alors qu'il se décide au cours de sommets ultra-médiatisés. On a longtemps espéré la constitution d'une opinion publique européenne : la voilà qui se forme par l'entremise des chaînes d'information continue qui tiennent les citoyens en haleine pendant des heures. Mais on se départit mal de l'idée que l'issue du match est connue d'avance. Les spectateurs suivent, en temps réel, des négociations sur lesquelles ils n'ont aucune prise parce que leurs règles n'ont jamais été débattues. Lors de ces sommets, les tractations s'éternisent jusqu'au petit matin, ce qui donne corps à l'hypothèse selon laquelle des somnambules gouvernent l'Europe au gré de leurs énervements et fatigues. On débouche invariablement sur un plan de «sauvetage» de la Grèce auquel ne croient ni ceux qui le dictent ni ceux qui sont contraints de l'appliquer. A force de présenter les négociations comme celles de la «dernière chance», on finit par croire qu'elle est passée depuis longtemps et que l'Europe démocratique n'est plus qu'un rêve pour happy fews.

Reste une question à laquelle Clark ne répond pas vraiment : les somnambules sont-ils ensommeillés ou bien certains d’entre eux avancent-ils les yeux grands ouverts vers un nouveau naufrage de l’idée européenne ? Il avait fallu attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour que les peuples se la posent sérieusement alors que les choses vont désormais beaucoup plus vite : les hypothèses sur le coup d’Etat financier contre la Grèce (et contre l’Europe) se multiplient de toutes parts. Témoins impuissants de la victoire des créanciers, les citoyens pourraient bien attendre la prochaine occasion électorale pour manifester leur ressentiment.

Dans cette ambiance crépusculaire, une seule parole lucide a été prononcée et, quoi que l’on pense de sa politique, elle le fut par Aléxis Tsípras. Le Premier ministre grec a demandé «pardon» à son peuple pour n’avoir pas su défendre mieux ses intérêts. Sur une scène où chacun fait mine de garder sa souveraineté face aux impératifs financiers, il est rare qu’un dirigeant reconnaisse publiquement son impuissance. Par cet aveu, Tsípras a brisé le jeu des somnambules qui, contre toute évidence, prétendent savoir où ils vont. On s’étonne parfois de voir que, en dépit des promesses non tenues, les citoyens grecs lui restent majoritairement fidèles. Sans doute lui savent-ils grés de ne pas leur raconter des histoires à dormir debout.

(1) Christopher Clark, les Somnambules, Flammarion, 2013.

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