Le meurtre d'une enfant, à Calais, par un ressortissant polonais déjà condamné en France, où il était revenu malgré une interdiction de territoire, a choqué l'opinion. Il n'en fallait pas plus pour que, du Front national à certains ténors de l'UMP, on cherche à blâmer des « responsables » désignés : l'Europe et le « laxisme » de la garde des sceaux, Christiane Taubira. C'est, par exemple, l'avis du député UMP Laurent Wauquiez, qui évoque une « politique de désarmement ».
On trouve le même type de réaction à l'extrême droite. Ainsi, Florian Philippot (FN) dénonce, sans citer Mme Taubira, un drame « de Schengen, du laxisme ».
Quant à Marine Le Pen, elle s'en est pris à la suppression par Nicolas Sarkozy de la « double peine » (une détention suivie d'une expulsion) réservée aux étrangers, affirmant qu'on ne pouvait plus expulser de criminels étrangers.
Problème : en l'espèce, ni Christiane Taubira ni l'Europe ne sont pour grand-chose dans ce drame. Quant à « l'interdiction » d'expulser des étrangers, c'est tout simplement faux.
1. Un suspect bel et bien condamné
De nationalité polonaise, le suspect, âgé de 38 ans, avait déjà été condamné en France, à deux reprises, par le tribunal correctionnel de Boulogne-sur-Mer : quatre ans de prison en 2004 et six ans en 2010, pour des faits d'extorsion, de séquestration et de vols avec violence. Lors de sa dernière condamnation, il avait été, en outre, interdit de territoire français.
Cette mesure, réservée aux étrangers qui commettent des crimes ou délits en France, est une peine complémentaire que prononce le juge, en plus de la sentence pour le délit jugé. Marine Le Pen a donc plutôt faux : dans certains crimes et délits, il reste possible d'expulser un étranger. Ce qu'a supprimé Nicolas Sarkozy, c'est l'automaticité de cette expulsion.
2. Une interdiction invalidée, une expulsion dans une autre procédure
Dans le cas du suspect, cependant, l'interdiction de territoire était, semble-t-il, invalide au regard du droit : les faits d'extorsion ne peuvent être assortis d'une interdiction que s'ils sont aggravés, ce qui n'était apparemment pas le cas ici. Le tribunal de Boulogne-sur-Mer avait donc « prononcé une interdiction définitive du territoire, qui ne pouvait être amenée à exécution, puisque son prononcé n'était pas légalement encouru pour les faits pour lesquels il avait été condamné », a précisé le procureur.
Le mystère demeure pour le moment sur la raison pour laquelle le tribunal a prononcé une peine illégale, mais la chose peut arriver. Et si ce cas aurait pu être constesté, il existe de nombreux autres où l'on peut tout à fait légalement expulser un criminel étranger.
D'ailleurs le suspect a bel et bien été extradé vers son pays à l'issue de sa peine en France. Mais, dans le cadre d'une autre procédure, celle d'un mandat d'arrêt européen émis par la Pologne. Le suspect a été remis le 27 mars 2014 aux autorités polonaises pour être jugé et condamné dans son pays pour une autre affaire. C'est dans l'attente de cette nouvelle peine qu'il est revenu en France.
3. Le suspect a-t-il bénéficié du « laxisme » des lois Taubira ?
Absolument pas. Comme le rappelle Libé Désintox, il a été arrêté en 2009, et condamné, alors que l'UMP était au pouvoir, en 2010, et a purgé sa peine avant l'entrée en vigueur de la réforme pénale : la loi fut promulguée en août 2014, alors que le suspect, sorti et remis aux autorités polonaises en mars de la même année, n'était déjà plus en France. Difficile donc de parler de « laxisme » ou de s'en prendre à Mme Taubira ici.
Reste l'éternelle question : pourquoi n'a-t-il fait que cinq ans de détention (en incluant la détention provisoire) pour une condamnation à six ? Car il a vraisemblablement bénéficié du principe de la remise de peine automatique, accordée à la plupart des détenus. Rappelons en outre que le temps passé en détention provisoire (avant le jugement) est décompté de la peine prononcée au jugement.
4. En attente d'une condamnation dans son pays, comment a-t-il pu revenir en France ?
Paris blâme les autorités de Varsovie, qui étaient responsables de lui. A son arrivée en Pologne, le suspect a été laissé libre, puisqu'il avait purgé sa peine en France et n'était pas (encore) condamné dans son pays. Il est resté en Pologne durant plus d'une année et a fini par partir alors qu'il allait être condamné.
« Une discussion est en cours avec les autorités polonaises de manière à établir les conditions dans lesquelles cette interdiction du territoire a été enfreinte par le criminel en question», a expliqué le ministre de l'intérieur, Bernard Cazeneuve. La Pologne, pays membre de l'Union européenne et de l'espace Schengen, avait la responsabilité de son ressortissant.
Mais, en vertu des règles européennes de circulation, il n'avait pas à présenter de visa ou à passer de poste frontière pour se rendre en France. S'il était passé par un aéroport, les autorités auraient pu, en contrôlant ses papiers d'identité, voir qu'il n'avait pas le droit de revenir en France (même si cette peine était illégale, elle était prononcée) si la peine avait été inscrite à son casier. Mais dès lors qu'il a utilisé son véhicule personnel, il n'a rencontré aucun poste douanier, et seul un contrôle inopiné aurait permis à la police de le repérer (encore une fois, à condition que la peine ait été inscrite au casier).
Faut-il pour autant estimer que la règle de la libre-circulation est en cause et qu'il faut remettre en place frontières et douanes ? Dans tous les cas, il semble difficile de parler d'une « Europe trop faible devant la justice », comme M. Wauquiez, mais aussi inepte de blâmer « la politique de désarmement pénal » actuelle, quand le suspect était déjà sorti de prison, lorsque la loi est passée, ou encore, de critiquer « la suppression de la double peine », comme Mme Le Pen, puisque le suspect a bien été expulsé.
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