En 4ème vitesse (Robert Aldrich - 1955)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Jeremy Fox
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Message par Jeremy Fox »

Père Jules a écrit : Cela dit, je ne trouve pas que le dvd empêchait de prendre la mesure de ce chef-d'ouvre (dans mon top 10).
Non bien sûr ; mais c'est un tout : commencer un film avec une copie de cette qualité, ça aide déjà à entrer dedans alors qu'une copie pourrie peut me faire totalement passer à côté : d'ailleurs, j'évite désormais d'en voir préférant faire l'impasse sur le film si c'est pour le découvrir dans de mauvaises conditions (ce n'était certes pas le cas du DVD du Aldrich). Et puis j'ai immédiatement adoré déjà cette longue séquence en voiture du début avec Mike Hammer impassible ; ça m'a tout de suite fait accrocher à la suite.
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Thaddeus
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Re: En 4ème vitesse (Robert Aldrich - 1955)

Message par Thaddeus »

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La boîte atomique


Lorsque Mike Hammer pénètre à l’intérieur du Hollywood Athletic Club de Los Angeles, il poursuit une enquête faite de sauts de lieu en lieu à la découverte d’un mystère s’épaississant. Quand il en sort, hagard et sévèrement brûlé à la main, il est propulsé dans un monde nouveau. Auparavant, Robert Aldrich a su jeter le trouble dans l’univers de la série B, imposant une violence graphique rarement ressentie jusqu’alors, épousant les découpages de ses lumières et les perversions de ses cadrages. Mais en l’espace de quelques instants, il confronte le schéma criminel avec les illuminations de la science-fiction et l’effroi du film-catastrophe, et fait subir à son héros l’épreuve de vérité. En un mot, il le plonge en enfer. Hammer déboule dans son cabriolet sport. Il est en possession d’une clé qui doit lui faire découvrir le secret qu’il recherche. Le gardien du club, intimidé par sa force, le conduit vers un casier. En bas, une petite boîte carrée, enveloppée dans un coffret en cuir. Jusqu’à présent, Aldrich a semblé moins s’intéresser à l’histoire qu’aux manifestations parfois délirantes d’une forme hégémonique. Pourtant, enfin, il prend sa fiction au mot. Dans la boîte, il met le mal. "C’est chaud", murmure le détective. "Chaud, monsieur ?" interroge le gardien, incrédule, derrière son épaule. Hammer ouvre la mallette avec difficulté, comme si un aimant retenait collés ses deux bords. Dès qu’elle s’entrouvre, on aperçoit clairement le feu qui la consume à l’intérieur. Aldrich n’en retient qu’un rayon, qui vient marquer la pellicule après avoir traversé le champ en oblique et contient à lui seul la révélation fugitive et brutale que la lumière peut être une chose beaucoup trop puissante pour l’homme s’il ne la maîtrise pas. Hammer referme précipitamment la boîte. Aldrich a donné un aperçu de l’apocalypse. Les flammes qui lèchent le corps de la pécheresse et explosent en emportant le monde, il les garde pour l’ultime séquence, celle où l’interdit est transgressé. Ce plan est comme un manifeste esthétique, soulignant que si les héros se réconfortent sur des plages sombres, ils se font au contraire piéger, aveuglés et défaits, par la lumière (phares, ampoules nues…). L’auteur inverse les pôles du film noir, où le noir appelle l’angoisse, et fait un film blanc, où le blanc annonce la catastrophe. Le détective est perdu, dépassé. Quand le gardien lui demande ce qu’il y a dans la boîte, il ne peut que conseiller de ne surtout pas s’en approcher. Elle sera ouverte, bien sûr, et Pandore ainsi qu’Epiméthée seront punis. Ce que contient la boîte, c’est le résultat du programme secret de recherche du gouvernement américain, le Projet Manhattan. Le cinéaste vient de faire entrer la guerre prophétique dans le film policier.


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Cette longue introduction pour essayer de bien cadrer l’enjeu, le sujet, la nouveauté radicale d’En Quatrième Vitesse, parabole saisissante d’une humanité au bord du gouffre, inapte à prendre la mesure de ses responsabilités. Le fait est convenu : Aldrich n'aime pas Mike Hammer, et il lui réserve un traitement particulier. Cette brute sadique et misogyne est un parfait salaud, vil, cupide, méprisable, avide de pouvoir, sans valeur éthique ni sociale. Il mène avec sa secrétaire une activité proche de celle de souteneur et prostituée, tous deux étroitement en cheville pour gruger le client, lui chargé du gibier femelle, elle du gibier mâle, tous deux couverts par on ne sait quelle carte professionnelle. Ses méthodes ne diffèrent en rien de celles des tueurs lancés à ses trousses. Les autres ne valent pas mieux : Pat est mouillé, l'entraîneur vendra son poulain, le légiste est vénal. Avec les femmes, il apparaît généralement peu empressé, éconduit les nymphomanes de rencontre, leur fait à l’occasion un brin de morale en leur apprenant à épeler le mot "non". Mais parfois, en grande fringale, entre deux filles grecques, il appelle sa secrétaire toujours disponible et lui donne des baisers gloutons que ne sauraient interrompre les dialogues d’affaires. Puis un jour, après l’avoir envoyée à une mort programmée, il ralentit sa fuite pour la libérer, mais peut-être est-ce pour qu’elle l’aide à sortir, criblé de plomb qu’il est, d’un endroit devenu trop chaud pour lui. Seuls échappent à cette atmosphère délétère les petites gens, dont plusieurs sont des victimes : Velda, à cause de son attachement, et Christina, que l'on découvre a posteriori. S'il semble avoir un ami en Pat, le policier, la camaraderie n'aveugle pas celui-ci qui, sur son départ, le traite de pauvre cloche et souligne son cynisme. Ralph Meeker apporte sa part à ce piètre "héros" — visage carré, dur, cheveux lissés en arrière, lèvres minces, sourire cruel, silhouette massive sans élégance et sans souplesse. Il ne lui est donné que de serrer la mâchoire, élargir le rictus, frapper plus fort. Aldrich le filme d'une manière qui refuse tout rapprochement émotionnel avec lui.

Sec, net, géométrique, En Quatrième Vitesse se mêle d’emporter le public dans un univers qui ne se départira plus d’un risque de basculement définitif. À la manière de certains films de Fritz Lang, il joue d’effets de lumière, de contours, de signes, avançant rapidement dans l’intrigue, sans s’arrêter plus qu’il ne faut à la chair du monde. Métonymies constantes, fragments de corps, pieds, bras, cris isolés : le récit déploie une économie rare de moyens pour une vitesse exceptionnelle. Dès la première image, on pénètre dans un cauchemar dissonant qui progresse de manière chaotique, par bonds soudains, ellipses brutales, agressions visuelles. L’œuvre procède d’une volonté de faire coller l’idée à l’image, d’éliminer les articulations, d’éviter les contemplations autant que les expositions ; en bref, de schématiser suffisamment pour atteindre l’os du réel, pour relancer l’imaginaire du spectateur à partir du minimum, sans l’encombrer d’un paysage déjà déterminé. À chaque séquence on s’enfonce un peu plus au sein d’un labyrinthe sans logique (avec ce raffinement dans l'absurde : le sérum de vérité administré à un homme qui ne sait rien). Pas d'esquive possible, pas d’élément à quoi se raccrocher. Si l'on comprend bien qu'il s'agit d'une course au trésor (le vieux schéma hamettien du Faucon Maltais : la statuette d'or est devenu une valise), ce trésor s’avère la plus belle arme destructive que l'homme ait jamais inventée (on peut y lire superficiellement une allégorie sur la course aux dollars qui mène à l’anéantissement du monde). Vision prométhéenne qu’Aldrich traduit systématiquement en tirant ses effets de la confrontation d’éléments humains et de symboles divins : ainsi de la scène finale, qui met en présence un dieu et une "mortelle". Tous deux parlent un langage différent, et quand la meurtrière oxygénée propose le partage d’un butin impartageable (pour cause !), le potentat lui répond en invoquant Méduse. La boîte est un prétexte, une idée, mais cette idée, au lieu de rester au rang d’un déclencheur quelconque, contamine les lieux, l’atmosphère, les relations entre les personnages. C'est un McGuffin au sens où rien de ce qui la touche n’est rationnel, ni l’explosion qu’elle provoque, ni l’utilisation que les uns ou les autres veulent en faire, ni les conditions de sa conservation ; mais elle n’en est pas un, plus fondamentalement, quand on considère la forme qu’elle donne aux actions qui l’entourent, son sentiment d’urgence, sa force d’abstraction. Cette errance dans un monde où d'autres que lui tirent les ficelles, Hammer la poursuivra jusqu'à son terme, fonçant tête baissée dans tous les traquenards tendus. En pure perte certes, d’autant plus qu’il aura pris cher : battu, matraqué, piqué au penthotal, brûlé par des émanations radioactives. Mais dans la décomposition ambiante, il sera resté un homme.


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La force première du film tient à ce que le climat de menace provient non de celle ressentie par l'intermédiaire du héros mais de la structure même du récit et du style employé. Les plans sont longs, la durée de la scène tend à se rapprocher de la durée de l'action, avec des effets de précipitation brutaux. La bande-son est saturée de coups, de cris, de déflagrations ; la terreur naît de ce que l’on perçoit juste en dehors du cadre (les jambes hystériques de la torturée hurlante, le butin qu’on ne verra jamais). Êtres, lieux, objets bizarres et insolites défilent, campés en deux mots, deux gestes, parfois moins : collectionneur d’art abstrait dans son appartement-musée, chef du FBI à la voix suave, déménageur italien, manager noir et quelque peu marron dans son gymnase, journaliste défiguré qui se terre dans une chambre, médecin de morgue dépouilleur de cadavres, chanteur de bel canto dans un logement sordide… Une sorte de poésie barbare imprègne une intrigue aux accents kafkaïens, profondément insérée pourtant dans la société américaine de la guerre froide. C’est déjà la paranoïa des années 70, mais exprimée à travers une esthétique beaucoup plus typée et des formes qui échappent à la culture commune. Il faudra trouver chez David Lynch les échos les plus contemporains de ce cinéma, dans ces préoccupations pour les zones intermédiaires dissimulant des profondeurs imprévisibles, dans ces situations et ces lieux convenus derrières lesquels s’entrouvre le néant, dans ces clichés devenant paradoxalement les repères d’un désordre fluide, nécessaire, envahissant, dans cette façon d’utiliser le creusement paradoxal des images pour en modifier la portée. La mise en scène allie le formalisme au réalisme, sans négliger le grotesque qui est le propre de l’auteur. Réalisme du décor (l'intérieur de Carmen avec le caleçon long suspendu au centre de l'écran et qui ne quitte pas le champ) ou du détail (le visage luisant de crème de Velda répond à son visage brillant de sueur à un autre moment). Formalisme de la séquence de danse organisée autour d'une glace, des vues frontales et des plans composés de manière symétrique, des perspectives appuyées, des ombres portées en diagonale, des escaliers caligaresques, du gros plan d’un œil bordé d’une cicatrice ou d’une poignée-serrure s’ouvrant sur une pièce aux grands carreaux noirs et blancs. Pour toutes ces raisons, En Quatrième Vitesse constitue une étape majeure dans l’évolution du film noir. Comme Samuel Fuller, qui à la même époque dynamitait pareillement les codes du policier, Aldrich rappelle ici l’une des grandeurs du cinéma hollywoodien : pouvoir permettre aux cinéastes les plus inspirés de créer à l'intérieur des genres.


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Dernière modification par Thaddeus le 25 oct. 22, 21:10, modifié 6 fois.
Greenheart
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Re: En 4ème vitesse (Robert Aldrich - 1955)

Message par Greenheart »

Vu en blu-ray Criterion.
Pour moi c'est un excellent film, très brutal et parfaitement cauchemardesque tout en respectant les codes du polar.
Du coup j'ai commencé à lire les premiers romans de l'auteur du roman, Mikey Spillane, et le film respecte absolument le style de l'écriture des romans : brutal, cynique et très efficace.
Aladdin Sane
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Re: En 4ème vitesse (Robert Aldrich - 1955)

Message par Aladdin Sane »

Pike Bishop a écrit :J'ai vu hier "Kiss me deadly", polar réputé de Aldrich et je n'ai pas trouvé le film renversant. J'adore les films noirs américains des années 50 mais j'ai trouvé celui-ci pas si exceptionnel.
Je crains que le culte autour de ce film soit un peu usurpé. La construction est assez déroutante, ce qui m'a plutôt séduit au début puis assez ennuyé au bout d'un moment.
Deux moments forts quand même : le tout début (une femme qui court pieds nus sur la route) et la fin, une explosion aussi belle qu'angoissante.
Mais toute la réflexion autour du mythe de Pandore m'a un peu laissé de marbre.
Est-ce qu'il y aurait des amateurs ici pour défendre le film ?
"Kiss me deadly", c'est avant tout l'histoire d'un sale type qui se viande en bagnole car il roule trop vite : tout le film n'est qu'un rêve post-accidentel, pré-mortem (se réveillera-t-il?)...il se rêve en super détective qui résoud une enquête qui n'a ni queue ni tête, emballe plein de bombasses, son assistante est folle de lui (alors qu'ils doivent être juste amis dans la vie réelle) et le feu nucléaire n'est qu'une allégorie de l'explosion provoquée par son accident de la route...le film fourmille de détails à ce sujet, c'est un vrai jeu de pistes avant-gardiste...c'est génial et malheureusement encore incompris aujourd'hui...
Ce petit mot "Pourquoi" est répandu dans tout l'univers depuis le premier jour de la création, Madame, et toute la nature crie à chaque instant à son créateur : "Pourquoi ?"
Dostoïevski (Les Possédés)
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