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La “classe créative” et la compétitivité urbaine : Culture et économie et vices et versa d’une théorie Myrtille Roy-Valex INRS-Urbanisation, Culture et Société 85, rue Sherbrooke Est, Montréal (Québec) Canada - H2X 1E3 Tel : 00 1 514 499 4063 Fax : 00 1 514 499 4065 myrtille_valex@inrs-ucs.uquebec.ca Résumé  Le plus grand mérite à la théorie fort médiatisée de « la montée de la classe créative » de Richard Florida est peut-être bien celui d’avoir attiré l’attention des élites publiques et privées sur la part du culturel dans les réalités économiques nouvelles des sociétés hautement industrialisées et urbanisées. Pour Florida, non seulement une main-d’œuvre qualifiée et créative est aujourd’hui l’acteur essentiel du développement économique des villes, ce sont en outre des facteurs culturels qui détermineraient pour une bonne part la capacité des territoires d'attirer, de générer et de retenir cette force nouvelle de travail. Or, le succès remporté par cette théorie est aujourd’hui proportionnel à la vigueur des critiques émises à son endroit. Pour voir comment il est possible de faire la part des choses dans ce débat, ce texte se propose de mettre à profit les premiers enseignements d’une recherche empirique en cours menée à Montréal (Canada) sur le thème de la Nouvelle économie et des « emplois créatifs ». L’exposé des partis pris théoriques et pratiques de cette recherche, ainsi que l’exploitation des résultats préliminaires permettront, par la même occasion, de revenir sur les notions aujourd’hui convergentes de compétitivité et d’attractivité territoriales. Mots clés  Études urbaines, classe créative, nouvelle économie, attractivité, industries créatives, jeux vidéo Introduction Il y a un peu moins de quatre ans, Richard Florida, alors rattaché à l’Université Carnegie Mellon de Pittsburgh à titre d’expert en développement économique, rassemblait en un seul ouvrage, The Rise of the Creative Class (2002) Richard Florida, The Rise of the Creative Class: And How It’s Transforming Work, Leisure, Community and Everyday Life, New York, Basic Books, 2002. Florida détient un doctorat en Urban Planning. Depuis 2004, il est rattaché à la Goerge Mason University (Washington, D.C.). , le fruit de recherches menées avec son équipe sur l’évolution des sources de l’avantage urbain et régional aux États-Unis. La théorie du développement urbain développée dans cet ouvrage repose sur une idée centrale : dans l’économie nouvelle, la croissance économique des secteurs de pointe – la high tech au premier chef – est fonction d'une classe de travailleurs à l’esprit créateur, fortement scolarisés et mobiles, qui accordent plus de valeur et s'identifient davantage au lieu qu'ils habitent qu'à l'emploi qu'ils occupent. Tout l'enjeu, nous dit Florida, est donc de connaître les facteurs de localisation non pas tant des industries de pointe, mais bien de cette main-d'oeuvre créative dont elles ont besoin. Florida conclue de ses travaux que les lieux qui répondent le mieux à leurs attentes sont des villes cosmopolites et hétérogènes, tolérantes et ouvertes, où l'offre culturelle est importante et la culture urbaine « authentique », la recherche d'authenticité rimant ici avec la diversité culturelle sous toutes ses formes. Pour Florida, la créativité culturelle d’une ville, mais aussi la diversité de son tissu socioculturel – mesurées au nombre de ses artistes, de sa communauté homosexuelle et de sa population immigrante - constituent non seulement un facteur d’attractivité et de rétention de ressources et d'expertises qualifiées, mais également, de façon plus diffuse, un facteur de stimulation de l'innovation. La thèse avancée conforte en fait une série d’idées déjà répandues en matière de planification du développement économique local et régional. Il est par exemple largement admis aujourd’hui que l’analyse des structures d’emplois est aussi, sinon plus, pertinente que l’analyse de la structure industrielle du territoire. De même, on s’entend pour dire que les villes et les régions devront, pour demeurer compétitive dans l’avenir, offrir des opportunités d’emplois et des milieux de vie qui répondent aux attentes d’une catégorie de main-d’œuvre de plus en plus exigeante à cet égard. Enfin, participant des théories économiques qui revalorisent le « local », Florida réactualise, lui aussi, le thème ancien de la ville comme berceau naturel de l’innovation et de la créativité – il ne s’en cache pas – et « redécouvre » – même si cette fois il n’y voit que du nouveau – les thèmes fondateurs de la sociologie urbaine, alors que sont convoquées les notions classiques de civilité, de diversité et de tolérance comme caractéristiques de la vie citadine. De ce point de vue, on serait tenté de dire que la véritable nouveauté de la théorie du « capital créatif » est plutôt à voir dans le succès de ses hypothèses auprès des décideurs publics... De fait, quoi qu’il en soit de l’originalité du propos, le discours programmatique d’une « nouvelle économie créative » à tôt fait de gagner les sphères économique et politique des sociétés industrielles avancées. L’année même de sa parution, The Rise of the Creative Class se mérite un Political Book Award du Washington Monthly. De ce côté-ci de la frontière, l’ouvrage est désigné par le Globe and Mail l’un des dix essais les plus influents de l’année. Depuis, des villes (américaines, canadiennes, australiennes, françaises, allemandes, italiennes, anglaises, russes…) multiplient les initiatives de toutes sortes pour se vendre comme « ville créative », auprès des investisseurs, des industriels et, avant tout, de cette catégorie nouvelle de travailleurs hautement qualifiés, issus d’une « classe créative » qui serait actuellement en pleine ascension. Toutefois, le succès que remporte le bestseller auprès des décideurs publics et des élites locales croit proportionnellement à la vigueur des critiques émises à l’endroit des thèses qu’il défend. En dépit ou en raison de sa bonne fortune, la théorie de « la montée de la classe créative » n’est en effet pas sans provoquer de vives controverses au sein du milieu scientifique, particulièrement en Amérique du Nord, où certains la qualifient sans ambages de « mode ridicule » (Levine, 2004). Le caractère publicitaire et résolument commercial de l’entreprise scientifique n’est assurément pas étranger aux réactions épidermiques qu’elle suscite, bien que cet aspect soit singulièrement évacué du débat. Plutôt, parmi les principales cibles de la critique, se trouve cette idée d’une convergence, dans le contexte contemporain d’une restructuration de l’économie capitaliste, du « culturel » et de l’ « économique », à l’origine de nouvelles formes de compétition entre les villes. L’intention sera ici de voir comment il est possible de faire la part des choses dans ce débat, en mettant à profit les premiers enseignements d’une recherche empirique en cours menée à Montréal (Canada) sur le thème de la Nouvelle économie et des « emplois créatifs ». Informée par la démarche de conception de cette recherche plus que par l’exploitation de ses résultats, il s’agira essentiellement de proposer une relecture critique de la théorie du capital créatif pour en discuter la réception Ce texte reprend et développe l’argumentaire d’une communication présentée au XVIIe congrès de l'Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), CR 02 – Politique et collectivités locales, Tours, juillet 2004, sous le titre « Nouvelle économie, travail créatif et compétences urbaines ». Il s’appuie en outre sur un projet doctoral récemment accepté. Le travail empirique n’étant pas achevé, les résultats que nous présenterons doivent être considérés comme préliminaires.. Dans un premier temps (1ère partie), la mise en perspective des travaux de Florida à la lumière de ce qui paraît nouveau dans la « nouvelle économie » permettra d’avancer qu’il s’agit peut-être moins de questionner les fondements d’une thèse à l’évidence par trop euphorique que sa traduction hâtive en un discours programmatique en matière de développement local et régional. En effet, malgré l’irrecevabilité de la théorie à maints égards (1.1.), il n’en demeure pas moins que les interprétations des transformations contemporaines de nos sociétés hautement industrialisées et urbanisées convergent pour donner bon droit à la géographie économique d’opérer un second « tournant culturel » depuis le postructuralisme, cette fois cependant moins pour des questions d’ordre épistémologique qu’en raison d’une « nouvelle » donne empirique, touchant la structure productive de l’économie (1.2.). En conséquence, le débat autour de la théorie de la « montée de la classe créative » permet de soulever des questions réelles et substantielles, pour la recherche urbaine et en matière de politiques publiques. Dans un second temps (2e partie), il s’agira de prolonger l’argument en cherchant à tester la notion de « classe créative » à partir des présupposés méthodologiques et des résultats préliminaires de notre recherche. Cette seconde partie du texte montrera que si, d’une part, un champ de recherche en émergence justifie l’exploration plus approfondie des liens entre la matière culturelle du territoire et l’économie créative locale (2.1.), des évidences empiriques mettent vite en garde, d’autre part, contre toute généralisation excessive (2.2.). L’exposé des partis pris théoriques et pratiques de notre recherche, ainsi que l’exploitation de ses premiers résultats devraient ainsi contribuer à enrichir la lecture du problème de départ et fournir un éclairage peut-être plus satisfaisant pour qui veut prendre la juste mesure des phénomènes. Cela sera aussi l’occasion de revenir sur les notions de compétitivité et d’attractivité territoriales, données aujourd’hui pour indissociables. 1. La compétitivité urbaine à l’ère de la Nouvelle économie créative : un tournant culturel à prendre ? Pour Richard Florida, on l’a dit, la culture est un élément qualifiant pour les villes dans le processus de différenciation en situation de concurrence interurbaine (inter)nationale. Cette incidence de la culture sur la compétitivité La notion est ici entendue dans son strict sens économique et renvoie à la définition usitée par la Banque mondiale : « la compétitivité urbaine a trait à la capacité de toute région urbaine de produire et de commercialiser une série de produits (biens et services) qui représente une valeur non négligeable (pas nécessairement au prix le plus bas) pour des produits comparables d'autres régions urbaines » (Conference Board of Canada, Villes, compétitivité et qualité de l'environnement, http://www.nrtee-trnee.ca/fre/programs/Current_Programs/Urban_Sustainability/ConferenceBoard_ExecSumm_f.htm est autant directe qu’indirecte. Dans une économie nouvelle où l’innovation serait plus que jamais un moteur essentiel de la croissance, la compétitivité d’une ville se joue avant tout, nous dit-il, à la créativité de sa population et, plus spécifiquement, à son bassin de main-d’œuvre hautement qualifiée et créative (ce qui inclut, dans une mesure toute relative, les artistes et autres professionnels de la culture Dans une étude récente portant sur la ville de Montréal, Florida et son équipe précisent que les arts et la culture ne constituent qu’un des quatre segments du « secteur créatif ». En outre, le poids de ce segment dans l’économie locale pèse rarement lourd (Stolarick, Florida et Musante, 2005). ). Mais c’est aussi de manière indirecte que la culture influe sur la compétitivité puisque celle-ci, par la vitalité de ses milieux artistiques et culturels, déterminerait pour une bonne part la capacité des territoires d'attirer, (de générer et de retenir) cette force nouvelle de travail formée de gens à l’esprit créateur, mais par ailleurs fortement mobiles. Suivant cette idée – et les lobbies artistiques ont tôt fait de le comprendre - une politique culturelle forte se justifie, aussi et surtout peut-être, à titre de politique de compétitivité, d’attractivité, de croissance et de développement économique du territoire. Fort du succès remporté par la théorie de la « montée de la classe créative », Simon Brault, président de Culture Montréal et vice-président du Conseil des arts du Canada, n’hésite ainsi pas à reprendre à bon compte la croyance désormais répandue : « the arts and culture have moved away from a position of marginality to being at the core of new economic development strategies » (Brault, 2005). Or, aux dires mêmes de Florida, cette vaste relation établit entre culture, économie et compétitivité urbaine nourrit largement la controverse entourant sa théorie (Florida, 2004). Ceci pouvant expliquer cela, il faut dire que la notion de culture est une des plus riches de la langue - française comme anglaise - et Florida, passant de l’acception la plus classique du terme (centrée autour de la notion de Beaux-arts) à son acception anthropologique et ethnologique, use abondamment de sa polysémie, non sans provoquer des ambigüités ni échapper aux paradoxes L’argument pourrait être ici longuement développé. Qu’il suffise toutefois de dire que, de la culture rurale à la culture urbaine, de la culture de la rue à l’art institué, de l’art subventionné à l’industrie culturelle, de la culture au divertissement, de la créativité individuelle à l’innovation industrielle, etc., il y a chez Florida une reconnaissance nettement insuffisante – non problématisée - des tensions entre différentes conceptions de la culture, mais aussi différentes conceptions de l’action culturelle, manière de faire et finalités. . Au-delà toutefois de cet usage insuffisamment différencié de la notion de culture, la théorie pose en elle-même plusieurs problèmes. Les critiques avancées, issues d’horizons théoriques et politiques contrastés, sont à la fois d’ordre théorique, conceptuel et méthodologique. Elles peuvent être réparties sur trois axes, selon qu’elles visent 1/ l’hypothèse du passage à une « nouvelle économie », en l’occurrence une « économie créative », qui serait le moteur du développement économique des sociétés avancées ; 2/ la valeur de la notion de « classe créative », en tant que celle-ci qualifie sans trop de distinction une vaste classe moyenne urbaine, dont les goûts et le style de vie expliqueraient une géographie économique différenciée en faveur de certaines (grandes) villes ou villes-régions ; 3/ l’impasse fait sur de nombreuses autres problématiques urbaines, autant sinon plus dignes d’être d’actualité que l’offre locale en aménités culturelles. Pour la suite du propos, il suffira ici de rappeler et de situer brièvement, à chacun de ces égards, les propositions de Florida. 1.1. Les villes et la « classe créative », la théorie en question Sans doute, une difficulté première à la théorie du développement urbain proposée par Florida tient à sa lecture, radicale, des changements dans la structure productive de l’économie des villes, des régions, des nations. En effet, dans la perspective ouverte par les approches régulationistes, Florida défend le passage d’une économie de production de masse (le fordisme) à une économie de production de qualité (le postfordisme), visible notamment à travers la montée du travail immatériel dans les économies capitalistes avancées. Du fordisme au post-fordisme, l’économie moderne - de plus en plus mondialisée, portée par le développement des technologies de l’information et des communications (TIC) - entrerait ainsi dans l’ère nouvelle de la connaissance, de l’innovation et de la créativité. Or, si Florida n’est pas le seul ni le premier à défendre de telles idées, la valeur du concept de nouvelle économie est toutefois aujourd’hui mise en question par un nombre croissant de travaux empiriques, qui soulignent la nouveauté ou la portée toutes relatives des trois « réalités » sur lesquelles s’appuie communément sa définition : la mondialisation de l’économie, les effets appréhendés du développement des technologies de l’information, l’exigence tributaire de nouveaux savoirs et savoir-faire axés sur l’innovation et la créativité. À cela s’ajoute le fait que la tertiarisation de l’économie des sociétés hautement industrialisées, souvent présentée comme la confirmation empirique des hypothèses, ne signifierait pas pour autant le déclin du secteur industriel classique, au contraire. Rejetant l’idée d’une société « post-industrielle », certains vont même jusqu’à dire que « the increase in absolute figures of the number of industrial workers in society indicates that society is currently undergoing one of history’s largest industrialization waves » (Nylund, 2001: 229). Ainsi, la compétitivité d'une ville ou d’une région pourrait bien ne pas se jouer (seulement) à la capacité concurrentielle des industries de l’économie créative au sein de son territoire ; par le fait même, la capacité d’attirer et de retenir les membres de la « classe créative » aurait une incidence pour le moins toute relative sur cette compétitivité. Une deuxième difficulté à cette théorie pour qui veut la mettre à profit dans le jeu de la compétitivité urbaine réside dans l’imprécision de ses concepts-clés, au premier chef celui de « classe créative ». Lorsque Florida se penche sur les sources de l’avantage urbain et régional, c’est avant tout pour faire valoir les ressorts – essentiellement qualitatifs - de l’attractivité territoriale auprès des membres de cette classe créative. Ce faisant, Florida a le mérite certain, en adoptant un point de vue plus « sociologisant » des phénomènes, de rappeler à l’attention le fait que les qualités des espaces fluctuent selon les systèmes de représentations, les croyances et les valeurs qu’ils charrient. Mais justement parce qu’ils sont culturellement et sociologiquement mouvants dans l’espace et dans le temps, ces systèmes de représentations sont difficiles à étudier, autrement qu’en focalisant l’attention sur des groupes sociaux biens spécifiques. Or, telle que la définit Florida, la classe créative s’avère un ensemble social des plus composites, dont les contours sont au demeurant assez flous. En effet, autour d’un premier noyau d’emplois constitué des professions et des activités exigeant le plus de « capital créatif » (« whose economic function is to create new ideas, new technology and/or new creative content ») gravite un second groupe tout aussi éclectique de travailleurs, composé de cadres et de professionnels à l’esprit créateur, d’avocats, de professionnels de la santé et de la finance ; bref, tous ces gens « engage in complex problem solving that involves a great deal of independant judgment and requires high levels of education or human capital. » (Florida, 2002 : 8). Aux États-Unis, la classe créative regrouperait ainsi plus de 30% de la population active, c’est à dire environ 38 millions d’individus. Il est aisé de comprendre que pareille définition par trop « extensive » d’une nouvelle « classe sociale » - qui, paradoxalement, n’aurait d’ailleurs pas de conscience de classe - n’offre guère de prise à la vérification empirique ; la question de la légitimité théorique de cette notion demeurant ouverte Au de-là des problèmes (notamment épistémologiques) de catégorisation, il faut toutefois reconnaître un intérêt non démenti des sciences sociales pour spécifier ces dernières années une nouvelle « classe moyenne urbaine ». Ainsi, des nouveaux « intermédiaires culturels » de Featherstone (Featherstone, Lash et al, 1995) à la nouvelle bohème urbaine pointée par Richard Lloyd (2002), en passant par les techno-yuppies ou les « bobos » de David Brooks (2000), la classe créative de Florida trouve autant de variantes théoriques, en autant que l’accent est mis sur le rapport réflexif à la culture qu’entretiennent les individus et par lequel la consommation culturelle devient un vecteur identitaire de premier ordre. . De fait, si de multiples interrogations subsistent sur les mutations économiques elles-mêmes et leurs rapports à l’espace, les inconnues paraissent tout aussi importantes sur ce que sont, pour les uns et pour les autres – pour les travailleurs de la dite « classe créative » - les qualités urbaines, de quelles façons celles-ci sont mobilisées et valorisées. Enfin, il est d’usage chez les commentateurs de la théorie de « la montée de la classe créative » de condamner le peu de place qui y est fait à des problématiques urbaines, notamment des problématiques sociales, jugées autrement plus critiques pour la compétitivité territoriale et/ou le bien-être collectif local que l’offre en aménités culturelles. Parmi celles-ci – elles sont nombreuses – deux reviennent de façon plus courante. D’une part, on fait valoir, différents types d’études à l’appui, que les préférences locatives de la main-d’œuvre spécialisée ne s’avèrent au mieux qu’un facteur parmi d’autres (économies traditionnelles d’agglomération, fiabilité des infrastructures, incitatifs fiscaux…) présidant au choix du lieu d’implantation des entreprises Pour une recension des travaux menés sur les critères de localisation des firmes, voir : Frank Hatem, Investissement international et politiques d’attractivité, Économica, Paris, 2004.. D’autre part, on reproche à la théorie de propager un discours élitiste ou exclusif, favorisant une certaine élite professionnelle, en l’occurrence jeune, célibataire, cosmopolite et friande de technologie. En réponse à ses détracteurs, Florida rappelle à cet égard avoir lui-même soulevé la question des inégalités sociales et économiques croissantes au sein des villes et régions les plus « créatives », et mis en garde contre la menace qu’elles constituent tant pour la cohésion sociale que pour le développement économique. Il insiste aujourd’hui : « My core message is that human creativity is the ultimate source of economic growth. Every single person is creative in some way. And to fully tap and harness that creativity we must be tolerant, diverse, inclusive » (Florida, 2004). En cette matière, toutefois, le nouveau gourou du développement urbain se fait peu loquace sur les solutions à mettre de l’avant, préférant pour l’instant ranger les multiples « externalités  négatives » de l’économie créative au rang de « question ouverte » (Florida, 2005 : chap. 9). Bref, sans même qu’il soit nécessaire de reprendre l’ensemble de l’argumentaire critique déployé, force est de reconnaître que la « nouvelle économie créative » de Florida est, à bien des égards, qu’une hypothèse Ses détracteurs se satisfont d’ailleurs le plus souvent de relever des erreurs ou des imprécisions méthodologiques pour démonter la théorie : données biaisées et désuètes (car trop étroitement associées à l’inflation de la bulle Internet); élaboration insuffisante des concepts structurants (celui de « classe créative », mais aussi, en raison du mélange des différents niveaux territoriaux, ceux de « ville » et « région »); erreurs de causalité (déductions fallacieuses, confusion entre la cause et l’effet, confusion entre corrélation et causalité). et que, de toute façon, elle ne saurait fonder à elle seule – pas plus qu’une autre - les politiques publiques en matière de développement urbain. L’examen du concept de « nouvelle économie » n’autoriserait toutefois pas à conclure que les choses n’ont pas changé, ni que la nouvelle donne ne soit pas, en partie du moins ou dans une certaine mesure, celle pointée par Florida. C’est à tout le moins ce qu’il apparaît, lorsque, comme nous le verrons maintenant, la question des rapports entre le « culturel » et « l’économique » est re-située dans le cadre plus large des évolutions sociétales récentes. 1.2. Du nouveau dans la nouvelle économie  On le sait, le concept de nouvelle économie (new economy) a été originellement avancé pour traduire la situation de l’économie états-unienne au tournant du siècle, à savoir, pour le dire vite, une croissance forte tirée par les nouvelles technologies, l’absence d’inflation, le plein-emploi et la conquête des marchés mondiaux au sein d’une économie désormais « globale ». Depuis que l'euphorie boursière des valeurs technologiques s’est estompée, ce concept sert la thèse plus générale selon laquelle le capitalisme est entré dans une phase nouvelle (« post-industrielle », « post-fordiste »…), marquée par un changement radical de paradigme économique. La structure productive de cette nouvelle économie préoccupe depuis longtemps déjà la communauté scientifique élargie, qui multiplie à son égard les propositions interprétatives : « hypercapitalisme » (Rifkin, 2000), « capitalisme cognitif » (A. Corsani, 2000), « e-economy » (Castells, 1996), « économie du savoir » (OCDE, 2000), d’autres que Florida entonnant d’ailleurs, mais pas toujours de concert avec lui, le couplet d’une « nouvelle économie créative » (Howkins, 2001 ; Scott, 2000). Si les observateurs critiques font d’abord valoir le caractère relatif et incertain de ce qui est le plus souvent présenté comme une « mutation » brutale et radicale, ils reconnaissent néanmoins que des changements peuvent être observés. À cet égard, deux forces ou tendances lourdes, notées dès les années 1970 et abondamment documentées depuis, appuient tout d’abord l’idée d’une évolution de la structure productive de l’économie vers un paradigme artistique et cognitif. La première de ces tendances se voit à l’oeuvre à travers les transformations dans les aspects pratiques et plus symboliques du marché du travail, alors que les valeurs cardinales de la compétence artistique (l’imagination et la créativité, l’engagement personnel dans le travail, la dislocation des routines), ainsi que le modèle organisationnel du travail artistique s’étendent à d’autres « mondes » de production que celui de la production artistique proprement dit (Boltanski et Chiapello, 1999). À compter des années 1970, le monde du travail se caractérise en effet, d’un côté, par la valorisation de nouvelles formes de compétences axées sur la créativité et la réflexivité et, de l’autre, par des transformations au niveau du mode d’organisation de la production, qui favorise de nouvelles formes flexibles d’organisation du travail hautement qualifié : en réseau, par projet, décentralisé. De nouvelles relations d’emplois, plus ténues, plus fluctuantes et plus individualisées, accompagnent la perte de la prévalence de l’emploi salarié typique et la progression parallèle du travail flexible. Cette évolution du monde du travail fait ainsi dire à plusieurs que l’artiste, au même titre que le scientifique ou le travailleur en haute technologie, incarne désormais le travailleur des temps « post-industriels » (Menger, 2002 ; Greffe, 2002, 1999; Nicolas-LeStrat, 1998). De fait, l’activité de création, traditionnellement vue comme un ailleurs, voire comme un envers du travail (Bourdieu, 1992), ne se pratique plus ces dernières décennies à la marge des économies avancées, mais, tout au contraire, y gagne en légitimité. De ce point de vue, l’affirmation selon laquelle la nouvelle économie repose sur l’innovation et la créativité, sur la matière grise des travailleurs plutôt que sur les industries qui les emploient, n’apparaît pas être une donnée spécifiquement contemporaine et rappelle à l’actualité des idées déjà anciennes. De fait, une filiation conceptuelle peut aisément s’établir entre, par exemple, le « creative worker » dont on fait largement l’éloge aujourd’hui (Florida, 2002; Howkins, 2001), le « symbolic analyst » de Robert Reich (1991) et le « knowledge worker » de Peter Drucker qui, dès les années 1960, proposait une première « formalisation » de la « knowledge class », telle qu’elle sera définie par Daniel Bell au milieu de la décennie suivante (Bell, 1973). Toutes ces figures du travailleur du futur, outre le fait d’annoncer la montée d’un nouveau type de travailleur (de modalités du travail) dans les économies contemporaines, ont en commun de mettre l’accent sur l’une ou l’autre des habiletés et compétences aujourd’hui prêtées au travailleur de la « nouvelle économie » : autonomie, engagement, mobilité, flexibilité, tolérance au risque, savoir et créativité (Healy, 2002 : 91; Lloyd, 2002 : 519) Il ne s’agit pas ici de confondre savoir et créativité en une même théorie du « capital humain », mais plutôt de souligner la valorisation de mêmes compétences (autonomie, flexibilité…). Les développements récents de la théorie du « capital créatif » s’appuient sur une notion nouvelle, celle de « grappes occupationnelles », pour décomposer le « secteur créatif » (Stolarick, Florida et Musante, 2005). Quatre grandes grappes sont ainsi distinguées : Technologie et innovation, Art et culture, Professionnels et gestionnaires, Éducation et formation. Si l’effort de clarification est toutefois difficile à saisir dans la mesure où l’on ne sait pas trop à quel(s) sous-groupe(s) d’occupation ces grappes renvoient, il semble toutefois bien que l’intention soit de délaisser une approche en terme trop strict d’occupation pour privilégier une approche en terme de compétence ou d’expertise. . Que Florida ait réussi mieux que d’autres à « vendre » aux décideurs publics l’importance croissante de ce type de travailleur dans la structure professionnelle des pays avancés, n’enlève a priori rien à la valeur de la proposition, si ce n’est l’éclat de sa nouveauté. La seconde tendance qui marque la prépondérance de l’activité créative au sein d’un « nouveau » paradigme productif tient à l’élargissement et à l’essor incontestable des secteurs d’activités économiques tournés vers la production de biens symboliques, selon la définition extensive ou « postmoderne » que recouvre le vocable aujourd’hui à la mode d’industries de la créativité (creatives industries). Cette catégorie récente, apparue simultanément dans le discours politique, industrielle et académique, est à ne pas confondre avec la «classe créative » de Florida. Dans son sens analytique, le vocable combine deux concepts : les « creative arts » et les « cultural industries». Ce faisant, il amalgame en un même ensemble les arts (dans leur acception traditionnelle, plus ou moins élargie à de nouvelles pratiques : performance, vidéo d’art, art électronique, etc.) et la production culturelle de masse, une culture « marchandisée » et/ou « industrialisée » : la mode, le design, les industries du loisir ou du divertissement, etc., en tout ou en partie liées à l’émergence des secteurs technoculturels du multimédia ou des nouveaux médias Un numéro spécial de la revue Culturelink (« Convergence, Creative Industries and Civil Society : The new Cultural Policy », 2001) offre une discussion du concept et de ses implications politiques.. Face à la montée de ces industries dans les économies contemporaines, il est permis de penser que le potentiel qu’elles offrent pour le développement économique local est susceptible d’être surinvesti des mêmes promesses que l’ont été les industries de l’informatique et de l’électronique dans les années 1980 – 1990 (Scott, 2004 : 463). En tout état de cause, les études se multiplient aujourd’hui sur le rôle significatif de ces industries dans le développement social et économique, tant dans les pays fortement industrialisés que dans les pays en développement. La question des « industries de la créativité » met en évidence un autre élément qui vaut ici la peine d’être noté. En effet, la montée de ces industries et, de façon liée, l’extension toujours grandissante des domaines de la culture (art, culture et patrimoine) s’expliquent communément par l’action conjuguée d’une « marchandisation » progressive de la culture humaine - résultante de la demande incessante du capitalisme pour la mise en marché de produits nouveaux - et d’une esthétisation croissante de la consommation, voire, à la suite de Featherstone (1991), une « esthétisation de la vie quotidienne » (les attributs esthétiques ou symboliques des biens et services sont de plus en plus valorisés), corollaire à l’émergence d’une culture de consommation de plus en plus diversifiée et fragmentée. Toutefois, l’explication socio-économique rivalise avec d’autres types d’explications. Parmi celles-ci, le développement des TIC, responsable de la création continue de nouvelles formes de productions culturelles (jeux vidéo, web design, effets spéciaux au cinéma…) est peut-être la plus souvent invoquée. Or, en ces domaines, le commerce de l’ « innovation créative » repose sur l’articulation de trois logiques : une logique artistique, une logique scientifique et une logique de marché. Rappelons que chez Florida, au fondement de la notion de « classe créative », il y a bien, aussi, cette idée d’un entrelacement inextricable dans les économies contemporaines de la créativité artistique, technologique et entrepreneuriale (ref.). Enfin, pour donner crédit à la théorie de « la montée de la classe créative », s’ajoute aux deux tendances précédemment évoquées la dynamique territoriale sélective de l’économie culturelle ou créative, qui aurait « naturellement » tendance à localiser ses activités en certaines agglomérations urbaines. En effet, sur cette question du rapport au territoire, des travaux aujourd’hui nombreux signalent la forte concentration des industries culturelles, des nouveaux médias ou du multimédia en quelques grandes aires métropolitaines (Gibson et al, 2002; Lee et al, 2000; Manzagol et al, 1999 ; Pratt, 1997); cette logique spatiale résistant à la comparaison internationale (Christopherson, 2004; Hall, 1998). La géographie de l’économie (techno)culturelle ou (techno)créative se caractériserait ainsi par des agglomérations denses d’entreprises de taille et de nature variées, localisées le plus souvent au sein ou à proximité de grands centres urbains (Scott, 2000). Le constat appuie les thèses de géographie économique qui soutiennent plus généralement l’importance accrue des agglomérations métropolitaines en contexte de mondialisation et de tertiarisation d’une économie désormais « globale », laissant à penser le renforcement des agglomérations déjà fortement attractives (Storper, 1997 ; Sassen, 1994). S’il est peut être trop tôt encore pour voir dans le paradoxe géographique de cette concentration territoriale l’échec des thèses sur la déconcentration des activités productives avec le développement des TIC (Lethiais et al, 2003), des auteurs d’horizons intellectuels variés y voient néanmoins la confirmation que la ville, à tout le moins l’héritage de la ville traditionnelle dense et diversifiée, est garante de l’efficacité du travail créatif-intellectuel rencontré dans les secteurs les plus fortement innovateurs (culture, information, savoir) d’une (nouvelle) économie culturelle ou créative (Scott, 2004, 2000; Hutton, 2004; Grabher, 2002b; Lloyd, 2002; Nicolas-LeStrat, 1998). Au-delà de l’hétérogénéité des approches et des méthodes, parfois des divergences de résultats, les travaux menés sur ce thème militent ainsi en faveur d’un certain nombre d’idées fortes. À l’encontre de thèses à la vogue, ils mettent en garde contre les analyses trop restrictives de la « ville globale » (Sassen, 1991), en faisant valoir le rôle joué, aussi, par les composantes culturelles des villes et des régions dans la formation des sites stratégiques qui permettent la nouvelle économie mondiale. Ils invitent également à se poser contre les modèles de la déconcentration urbaine (Dear, 2001), en réaffirmant les avantages de la concentration spatiale et, plus spécifiquement, les avantages de la ville traditionnelle au tissu social et culturel dense et diversifié. Enfin, s’ils montrent l’importance accrue des « industries créatives » dans les économies urbaines contemporaines, ils laissent entendre que la contribution économique des arts et de la culture se fait, aussi, de façon plus diffuse et médiée : les diverses manifestations des arts et de la culture dans la ville constitueraient en fait ni plus ni moins la trame productive sur laquelle viennent se greffer les entreprises innovantes de cette (nouvelle) économie culturelle ou créative. En somme, lorsque le cadre d’analyse est restreint à celui des industries de la création, dans une acception plus ou moins large des termes, la recherche défend une position qui rappelle à plus d’un égard celle de Florida : pour tout un courant d’analyse qui se dessine, la ville culturellement dense et diversifiée constitue en effet le « biotype par excellence », l’ « écosystème naturel » des entreprises faisant commerce d’innovation-créative. À la lumière des développements précédents, la compréhension de la dynamique spatiale et plus spécifiquement territoriale de l’économie créative – du travail « créatif-intellectuel » – s’avère donc un enjeu réel pour la recherche urbaine, quelle que soit la dimension performative et utopique de la théorie de la  « montée de la classe créative ». En ce sens, il paraît utile de reprendre la question de départ chez Florida (qu’est-ce qui affecte le choix de localisation des « travailleurs créatifs »), pour interroger de-là jusqu’à quel point l’espace urbain et, plus spécifiquement, la matière culturelle du territoire, est déterminant dans l’agir de ces travailleurs. En termes de politique économique, toute la question est en fait de savoir si le fait culturel (les arts et la culture), en tant que caractéristique parmi d’autres du territoire d’accueil, peut entrer dans les composantes mobilisables d’une « offre territoriale » potentielle, susceptible d’influer positivement sur la capacité concurrentielle des industries créatives locales. Inscrite au sein d’un plus large programme de travail portant sur les marchés d’emplois technoculturels du multimédia Pour une présentation plus détaillée de ce programme de travail, voir : Myrtille Roy-Valex et Laure de Verdalle, « Arts, sciences, nouvelles technologies. Le travail de création artistique sur les marchés du multimédia », Actes du Colloque Sociologie des arts, sociologie des sciences, 18-20 novembre 2004, Toulouse (à paraître en 2006)., une recherche qualitative menée auprès de développeurs de jeux vidéo à Montréal fait en partie sien pareil questionnement. Dans la seconde partie du texte, l’exposé des partis pris méthodologiques de cette recherche permettra d'ouvrir plus largement la réflexion initiée par Florida sur la mise en relation de la culture et les transformations de l’économie contemporaine. C’est cette fois en insistant sur le caractère multiple, divers et complexe des liens entre le « culturel » et l’ « économique » qu’il sera permis de reprendre le débat. 2. Les territoires du « travail créatif » : perspectives théoriques et pratiques d’une étude Sur le plan théorique, le cadre de référence de notre étude trouve un premier ancrage dans les travaux menés sur l’agglomération spatiale de l’innovation. Cette problématique a crû en popularité au cours des récentes années et constitue désormais un champ de recherche vaste et très actif, où la multiplicité des écoles de pensée se révèle d’ores et déjà à travers l’abondance des appellations disciplinaires dont se réclament les chercheurs : économie géographique, géographie économique, nouvelle géographie économique, nouvelle géographie industrielle, géographie socio-économique, économie spatiale, économie régionale, économie urbaine, géographie de l’innovation… L’examen de cette littérature montre que le débat sur les facteurs qui favorisent la localisation et la concentration spatiale des activités de création et d’innovation demeure ouvert et largement discuté, d’autant plus que les explications s’avèrent non exclusives. Plus récemment, différents modèles analytiques ont, au-delà ou à coté de l’explication « traditionnelle » des logiques d’agglomération (économies d’échelle, accès aux infrastructures de base, etc.), mis en valeur une série de facteurs explicatifs additionnels, qui invitent à voir dans une offre territoriale différenciée et la construction de ressources spécifiques de nouveaux avantages compétitifs pour les territoires. Dans cette perspective d’analyse, d’autres que Florida ont cherché les raisons de l’assujettissement du travail créatif-intellectuel aux territoires métropolitains dans les attributs culturels spécifiques de ces territoires, délimitant des environnements propices à la créativité. 2.1. Des filons théoriques à tisser De façon plus précise, au moins quatre grandes pistes explicatives mobilisent l’attention des chercheurs et sous-tendent à l’heure actuelle la majorité des travaux théoriques et empiriques menés sur le sujet : 1/ l’apport des milieux créatifs locaux au surgissement de la créativité et de l’innovation et, plus prosaïquement, au fonctionnement par projet; 2/ l’influence d’un tissu urbain riche et culturellement diversifié sur la stimulation de l’esprit inventif ; 3/ le « poids » de la culture locale dans les rapports entre lieu et production culturelle (ou créative) ; 4/ l’incidence des aspects culturels de la qualité de vie urbaine sur l’attractivité des territoires et la formation corollaire de bassins localisés de mains-d’œuvre spécialisées. Ces quatre grandes orientations de recherche offrent, à partir des angles de questionnement et des développements théoriques qui leur sont propres, un premier cadre analytique permettant de décomposer le problème de départ (l’ « actif culturel » des territoires) et trouver réponse à la question qui nous intéresse. Elles sont détaillées ci-après, et de façon successive. 1 / Des milieux créatifs locaux denses et dynamiques. La majorité des études récentes qui explorent la dimension territoriale de l’économie créative emprunte au modèle des « territoires innovants », théorisé sous ses diverses variantes (district industriel, milieu innovateur, système d’innovation, learning regions…), pour faire valoir les avantages comparatifs tirés de la concentration spatiale des activités et des partenaires dans un même espace géographique. S’appuyant sur la notion d’atmosphère industrielle introduite par Marshall il y a plus de cent ans, l’argument central veut que l’existence et la permanence de liens de proximité entre individus ou entreprises suscitent une dynamique relationnelle propice à générer les externalités spécifiques à la créativité et à l’innovation ; une « atmosphère » créative locale dont bénéficie l’ensemble des partenaires industriels (firmes et travailleurs). Les travaux fondateurs de l’américain Allen J. Scott sur l’économie culturelle des villes sont emblématiques de cette orientation de recherche. Ce spécialiste mondial de la géographie économique, pilier de l’école de Los Angeles, voit dans la tendance à l’agglomération des industries culturelles et du multimédia l’expression « post-fordiste » des districts industriels marshaliens. S’il s’intéresse à ces industries, c’est donc avant tout pour en comprendre les logiques de localisation et d’agglomération, susceptibles de concerner l’ensemble de systèmes productifs. Dans un chapitre de son Cultural Economy of Cities (2000), Scott est ainsi amené à marier géographie économique et sociologie de la culture (de l’art) pour insister sur les propriétés endogènes du « champ » créatif (Bourdieu, 1992), qu’il nomme aussi « système régional de créativité et d’innovation »: « This concept refers […] to places where qualities such as cultural insight, imagination, and originality are actively generated from within the local system of production, and put into service in the shaping of final outputs. » (Scott, 2000 : 36). Postulant l’affirmation d’un régime de concurrence fondé sur l’innovation et la différenciation, Scott voit donc dans ces systèmes localisés de créativité un facteur majeur d’attractivité et de compétitivité des territoires. Cette idée que la ville, sous la forme socialisée des milieux créatifs qu’elle abrite, constitue une ressource à la production est reprise et développée dans ses aspects plus prosaïques par les études portant sur le travail par projet, caractéristique organisationnelle première des secteurs créatifs. Selon une définition largement véhiculée, le travail par projet repose avant tout sur des individus (et non pas sur des firmes), sur leurs compétences et sur leurs réseaux. Ces réseaux et les communautés qui les animent constituent l’infrastructure sociale de base de l’organisation par projet. Ils assurent l’accès à des sources d’inspiration et de stimulation créatives (d’émulation), mais aussi à un bassin de talents, à des sources d’information, de légitimation et de réputation. À tous ces égards, ce sont les réseaux territorialisés qui « performeraient » le mieux (Christopherson, 2004; 2002, Grabher, 2002a; 2001; Ekynsmith, 2002). Gernot Grabher insiste par exemple sur le fait que les acteurs d’une communauté créative locale peuvent non seulement tirer profit de leur exposition continue au bruit ambiant - « a conction of rumours, impressions, recommandations, trade folklore and strategic misinformation », mais qu’en plus eux seuls peuvent le faire, sachant filtrer puis décoder l’information véritable (Grabher, 2002a : 209) En paraphrasant Grabher, il faut dire qu’il s’agit moins, ici, de cerner un modèle territorialisé d’innovation qu’à rendre compte d’un espace de pratiques en collaboration, où les interactions, si elles sont importantes, sont potentiellement moins systématiques et cohérentes que dans les formes d’organisation traditionnellement pointées par l’économie géographique (Grabher, 2002a).. De façon plus générale, les chercheurs rappellent un fait bien connu de la sociologie du travail artistique : la présence dans les grandes agglomérations urbaines de multiples réseaux de pairs et de partenaires non seulement accroît les possibilités d’entraide, mais aussi de visibilité et d’emplois parallèles. Cette « ville assurance » (Veltz, 1995), se révèle d’autant plus lorsque le marché du travail se caractérise par un haut degré d’incertitude, tel le marché du travail artistique (Menger, 1993) ou, plus largement, celui du travail « créatif-intellectuel » (Nicolas-LeStrat, 1998) Voir aussi sur cette question les travaux du laboratoire Matisse (CNRS, Paris) sur les nouvelles formes de travail (immatériel) et les dynamiques territoriales de la production en milieu urbain. Selon les chercheurs fédérés autour de ce laboratoire, l’activité immatérielle est hautement coopérative, s’appuie sur et se manifeste par des réseaux (formels et informels) et des flux d’information, de savoir, de socialité (Lazzarato, 1996). Pour cette raison, les territoires métropolitains constitueraient l’écosystème naturel de ce type de travail : « la ville est tout à la fois son territoire d’existence et la matière même de son activité » (Nicolas-LeStrat, 1998 : 129). Ces idées se retrouvent d’une façon moins articulée dans la majorité des travaux portant sur les nouvelles formes d’emploi (atypiques), où les dimensions technologiques de l’agglomération (l’influence du régime technologique) prennent bien souvent le pas sur les dimensions spatiales de l’agglomération (l’influence de l’espace) pour expliquer la concentration spatiale des activités productives.. À l’ère de cette « nouvelle économie de l’innovation et de la qualité », les territoires urbains prendraient ainsi des allures de « hubs relationnels » (Veltz, 2004 : 45), d’où leur attrait supplémentaire pour les firmes et la main-d’œuvre qualifiée dont elles ont besoin. 2/ La diversité (socio)culturelle du tissu urbain. Plus récemment, les théories de l’innovation fondées sur les réseaux sociaux font valoir l’importance des liens tissés, cette fois, avec l’extérieur de communautés organisées pour expliquer l’occurrence d’une pratique innovante. Selon ces théories, la confrontation avec des personnes aux valeurs et aux attitudes différentes favorise, de fait, le « choc des idées », vecteur d’innovation. Dans cette perspective, ce sont les rencontres accidentelles de face à face et l’activation de liens sociaux faibles, autant sinon plus que des liens forts, qui paraissent aux sources premières de la créativité et de l’innovation. La ville dense et diversifiée s’avère ici encore l’endroit idéal à l’épanouissement des processus sociaux : elle offre de multiples occasions de contacts, d’interactions et de circulation d’information entre intervenants (économiques) hétérogènes. L’idée n’est pas nouvelle : dès les années 1960, en effet, Jane Jacobs avance l’hypothèse d’une dynamique vertueuse de croissance liant la capacité à innover et un environnement local ouvert et créatif (Jacobs, 1965). Elle aura toutefois servi ces dernières années, à travers le discours sur la « nouvelle économie créative», à thématiser non seulement la diversité de la base économique des villes, mais aussi la diversité de leur milieu artistique et, plus largement, celle de leur tissu socioculturel sous l’angle de « ressources » aptes à fonder l’avantage concurrentiel des territoires. Pour Florida et les chercheurs qui s’inscrivent à sa suite, « living in an open and diverse environment helps to make talented and creative people even more productive » (Florida et Gertler, 2003 : 11). La multiplication des lieux de sociabilité, en particulier les lieux de diffusion de cultures marginales, est ainsi hissée par les chercheurs aux enjeux de toute politique territoriale (Suire, 2004; Chantelot, 2004 ; Cariou, 2003, etc.). 3/ Le « poids » de la culture locale. Il faut entendre ici le rôle joué par les qualités intrinsèques du territoire – matérielles et physiques – mais aussi par ses qualités relatives : les éléments d’ordre symbolique, de réputation, de tradition qui entrent dans les constituantes des identités régionales et locales. Sous cet angle, le rapport que les productions intellectuelles et culturelles (ou créatives) entretiennent avec la ville est pensé de manière dialectique ; le concept de lieu (place) Le concept de place, central à la géographie anglo-saxonne, est difficilement traduisible en français puisqu’il renvoie à la fois à un lieu, au sens de localisation, à un « décor » conviant à une ambiance particulière, et à un point d’insertion social, entre le local et le global (Crang, 2001 ; Le Bossé, 1999). Dans la perspective présentée ici, le concept est utilisé principalement pour en souligner la dimension sociale et culturelle et mettre l’accent sur le rôle du symbolisme dans le processus identitaire. servant le plus souvent l’analyse. Le lieu est le réceptacle des interactions économiques et culturelles et n’existe pas de façon inerte : il marque par ses attributs les biens et services produits sur son territoire, autant qu’il se voit « marqué » en retour, par les attributs de ces produits. Dans cette dynamique, les identités culturelles des villes sont ainsi elles-mêmes des marchandises, produites, commercialisées et consommées, entre autres, sous forme de sur-value aux produits. En retour, les industries culturelles ou créatives exercent sur ces villes un impact économique mais, aussi, symbolique (Gravari-Barbas et Violier, 2003; Scott, 2000) Ce rapport dialectique entre lieu et production culturelle est interrogé, par exemple, à travers l’effet de réputation du site, qui s’accroît au fur et à mesure des localisations et rétroagit individuellement sur chacune des entreprises. Ainsi, une métropole jouissant d’une image, fondée ou non, de « ville créative » est susceptible plus qu’une autre d’attirer à elle des gens à l’esprit créateur et ainsi voir son image renforcée, à terme, par une spécialisation accrue de l’industrie locale vers des finalités plus créatives que techniques (Braczyk et al, 1999).. À l’échelle de l’individu, le « poids » de la culture locale dans les rapports entre lieu et travail créatif-intellectuel est plus directement pensé à partir des ressources qu’offre la ville pour stimuler l’inventivité. La ville est ainsi posée comme un « réceptacle des savoirs » où s’accumule un stock de ressources intellectuelles, accessibles et mobilisables. Ce stock se présente sous une forme matérielle (bibliothèque, etc.), sous une forme immatérielle (colloque, etc.), sous une forme plus institutionnelle (université, centre de recherche, etc.) et – il en a été question plus tôt - sous la forme des milieux créatifs et intellectuels qu’elle abrite. À cela s’ajoutent les « ressources sensibles » de la ville, alors que celle-ci aussi « archive » des formes esthétiques, des idéalités, des qualités symboliques, etc. (Nicolas-LeStrat, 1998 : 127 - 129). C’est ainsi que les gens à l’esprit créateur, à travers leur expérience individuelle de la ville, puiseraient à même les événements et les paysages, les climats et les ambiances pour nourrir leur travail de création et leur inventivité  (Drake, 2003 ; Lloyd, 2002 ; O’Connor, 1999). (Réécrire sans tout mélanger! Et se référer à Drake pour les références) 4/ Les aspects culturels de la qualité de vie urbaine : styles de vie et préférences résidentielles. Selon l’hypothèse structurante de la théorie de la « montée de la classe créative », les racines urbaines du travail créatif ne sont pas seulement voulues et produites par les dynamiques inhérentes à l’activité productive (sphère du travail), mais aussi et plus globalement par un « ethos créatif », qui influencerait tant la consommation, l’aménagement du temps de travail et du temps de loisir, que le choix de la localisation résidentielle. Un pan de la recherche urbaine insiste aujourd’hui sur cet aspect et voit dans l’évolution de la configuration spatiale des bassins de main-d’œuvre créative en faveur de certaines (grandes) villes et villes-régions avant tout une question de mode ou de style de vie : le « créatif » aime à combiner travail et loisir dans des environnements urbains culturellement riches (Kratke, 2004 ; Lloyd, 2002; Gertler, 2001). Cette nouvelle force de travail participerait de fait pleinement d’une nouvelle « classe moyenne métropolitaine », évoquée plus ou moins explicitement par nombre d’analyses pour son double rôle de producteur et de consommateur de la ville (et de porte-parole du nouvel art de vivre en ville). Il est néanmoins reproché aux analystes de cette classe moyenne – à Sharon Zukin, en particulier – de surestimer la correspondance entre ce groupe et les nouveaux paysages « postmodernes » de la consommation, où surabondent les méga centres commerciaux et parcs de loisir. Au contraire, les espaces de proximité (le quartier, le voisinage) et l’ « ambiance » de la rue - une « organic and indigenous  street-level culture » valorisant des formes d’art peu ou pas institutionnalisées et les modes de vie alternatifs – seraient autant d’avantages comparatifs recherchés par la « nouvelle bohème urbaine » (Lloyd, 2002). On se pose donc à l’encontre des thèses généralement admises sur la déconcentration croissante des agglomérations. De même, on remet en question les stratégies de revitalisation des centres urbains axées sur le tourisme et la consommation de masse. En somme, lorsqu’elles sont prises dans leur ensemble, ces quatre grandes orientations de recherche permettent de dégager une typologie des relations entre les arts et la culture, d’une part, et l’économie créative locale, d’autre part, qui met en valeur des liens multiples, complexes et diversifiés. Loin d’être exclusives l’une de l’autre, elles paraissent ainsi s’articuler à profit pour offrir un modèle émergent de la « ressource » culturelle territoriale, où cette dernière se révèle porteuse par excellence du binôme compétitivité/attractivité plus que jamais populaire dans les modèles de développement territorial. Mais, s’il n’y a pas lieu de douter de la validité des analyses, on peut toutefois douter de la légitimité de leurs conclusions. À tout le moins, les bilans des recherches menées sur le thème mènent à un constat : « important research gaps (exist) on how artistic and cultural activities contribute to economic innovation and quality of life in cities » (Bradford, 2004 : 11; Oakley, 2004 : 28). En fait, si les sciences sociales amorcent la réflexion sur l’émergence d’un travail créatif ou intellectuel diffus intégré comme nouveau gisement de productivité dans l’économie urbaine, elles disent encore bien peu sur ces « creative workers », dont la matière grise est pourtant donnée comme le facteur premier de production. Qu’en est-il au juste de cette capacité qu’on leur présume à organiser les réseaux productifs urbains et, plus largement, à tirer profit des ressources de la ville pour mener à bien leur finalité économique ou culturelle? Y’a-t-il bien chez eux ce rapport de « conaturalité » entre identité sociale (professionnelle) et identité urbaine, décidant d’une nouvelle géographie de classe, voire d’une réorganisation territoriale de la production ? L’enjeu identitaire que porte cette nouvelle bohème urbaine n’apparaît-il pas plutôt, ou aussi, dans l’élargissement de la notion de créateur, au moment où les nouvelles formes du travail et la figure du travailleur « postmoderne » empruntent nombre de leurs caractéristiques à la figure du « professionnel » de l’art? La limite de l’éclairage contemporain jeté sur ces questions tient à la fois à des problèmes de conceptualisation et à des problèmes méthodologiques. Cela nous est apparu avec plus d’évidence encore lors de la détermination des aspects pratiques de notre recherche, en particulier lors du choix d’un terrain d’enquête. 2.2. Pour les prémisses d’une réflexion plus pragmatique : le choix raisonné d’un terrain d’enquête La recherche d’un terrain d’enquête s’est d’abord butée au flottement conceptuel des notions. En effet, en dépit de la place centrale que leur accorde l’analyse, les concepts clés d’« industries de la créativité » et de « travailleur créatif » demeurent mal définis et largement ambigus. Dans le champ déjà fort vaste et parfois flou de la Nouvelle économie, ces concepts prennent en fait plus souvent qu’autrement des allures de concept parapluie, aux multiples définitions et aux non moins multiples glissements selon la « valeur » - tantôt économique, tantôt sociale ou tantôt strictement esthétique – que l’on accorde à la culture (O’Connor, 1999). Les définitions sont non-consensuelles et, par ailleurs, ne lèvent pas les ambiguïtés sur ce qui distingue les secteurs faisant commerce d’une « innovation-créative » des autres secteurs d’activités économiques (O’Connor, 2002; Curd, 2001) Ne peut-on pas dire que toutes les activités humaines recèlent une part de créativité? D’un autre côté, celui d’une définition de l’économie créative en tant qu’output, l’approche à partir de la dimension symbolique ou sémiotique des produits ne rend pas plus facile les tentatives de classement : en effet, entre producteurs et consommateurs, à qui revient de déterminer l’importance de la dimension symbolique de telle ou telle production marchandisée ? . À cette imprécision première des concepts, s’ajoute le fait que les chercheurs, faisant le plus souvent un usage abondant des données statistiques officielles relatives aux structures sectorielles de l’emploi, agrègent sous le couvert des « industries de la créativité », du « multimédia » ou de tout autre concept popularisé à travers le discours de la Nouvelle économie, des réalités qui sont en fait fort différentes. Camouflant l’hétérogénéité des secteurs (culturels et non culturels; de taille et de structure variées, etc.), des emplois (à la nature et au type diversifiés de tâches « créatives ») et de la population (artistes et autres « créatifs », salariés et intermittents; à employeur unique ou sous le régime du multisalariat, etc.) qu’elles regroupent, les classifications paraissent en fait davantage servir la rhétorique que l’analyse conceptuelle ; du moins, l’insuffisance de données est un problème souligné de façon récurrente Allen J. Scott (2000), par exemple, reconnaît que les sources de données statistiques auxquelles il a recours ne permettent ni d’embrasser correctement le secteur des industries de la culture tel qu’il le définit, ni de pousser les comparaisons entre contextes nationaux. Richard Florida (2002) est, lui, plus confiant en la valeur de ses données, mais avoue néanmoins la nécessité d’études qualitatives approfondies pour étayer ses propositions. De façon plus générale, il est d’usage des deux côtés de l’Atlantique de souligner les limites inhérentes aux systèmes standards de classification industrielle pour rendre compte adéquatement de la « nouvelle économie créative » (Scott, 2004, 2000; Norcliffe et Rendace, 2003; Greffe, 1999). . En conséquence, la démarche de recherche que nous avons adoptée privilégie une entrée méthodologique par les travailleurs (le marché du travail) plutôt que par la firme, le secteur ou, encore, le territoire. Cela ne veut pas dire pour autant que ces autres dimensions soient délaissées par l’analyse. Au contraire, en hypothèse exploratoire la recherche pose que les « travailleurs créatifs » Le « travailleur créatif » renvoie à une catégorie sociale et une catégorie socioprofessionnelle non stabilisées. Nous utilisons le terme uniquement afin de distinguer, en première analyse, « l’artiste », dans son acception traditionnelle (moderne), de ces détenteurs de qualifications artistiques ou culturelles qui exercent un métier à vocation créative dans un environnement où la légitimité est avant tout commerciale. sont pris dans des configurations d’activité différentes, plus ou moins stabilisées, qui renvoient potentiellement chacune à des environnements économiques, organisationnels et culturels, mais aussi urbains singuliers. Le choix du terrain d’enquête repose en partie sur cette hypothèse, d’autant plus plausible à nos yeux que nous avions déjà pu constater le caractère hétérogène des activités créatives sur les différents secteurs/marchés « technoculturels » de la production multimédia (Roy-Valex et DeVerdalle, 2006) Ces variations sont plus spécifiquement le fait 1- des sous-secteurs d’activité, définis par le produit (œuvre d’arts / effets spéciaux / jeux vidéo / conception de site web), alors que les contraintes de temps, d’innovation et de profitabilité n’y sont pas les mêmes ; 2- du modèle d’affaires des entreprises et des créneaux de marchés qu’elles visent, puisque la plus-value se rattache tantôt aux composantes artistiques (esthétiques) du produit, tantôt à ses composantes technologiques ; 3- du rôle joué par les interactions avec les clients dans la conduite des pratiques. Il s’agit ici soit du degré d’intégration du client au processus créatif (une « orientation-client »), soit de la nécessité de composer avec la demande du marché qui occasionnera, par exemple, la réorientation plus ou moins temporaire de la mission de l’entreprise vers des activités (mandats, projets…) de nature plus technique pour se maintenir à flot et/ou préserver la relation aux clients. Apparaît ainsi un marché du travail composite, où se juxtaposent des environnements productifs relativement différenciés entre eux.. Ce constat justifie le fait que, dans ses composantes empiriques, la recherche se concentre sur un seul secteur d’activité et un seul lieu géographique, en l’occurrence le jeu vidéo à Montréal. En effet, l’engouement, ces dernières années, de la communauté scientifique pour l’objet « multimédia » ou « nouveaux médias » semble avoir fait en sorte que les sous-domaines qui le composent, pris isolément aux fins d’une analyse sectorielle fine et/ou considérés dans une perspective comparative, ont reçu relativement peu d’attention de la part des chercheurs, indépendamment des différentes approches disciplinaires privilégiées. Ainsi, si le secteur du jeu vidéo est celui qui, par son produit, se rapproche pour l’instant le mieux de la définition officielle du multimédia, c’est aussi celui qui, paradoxalement, semble avoir été le moins investigué par la recherche. En conséquence, l’attention limitée accordée par la recherche universitaire aux effets sectoriels, aux similitudes et aux variations intra sectorielles dans ces domaines met directement en jeu - chez Florida mais non seulement chez lui - la portée des affirmations sur l’influence exercée par certaines qualités des espaces urbains dans les dynamiques industrielles et spatiales des activités de création et d’innovation. De fait, à la lumière de nos premiers résultats d’enquête Nous travaillons dans une perspective qualitative, à partir d'une enquête par entretiens semi-dirigés. Vingt-six entretiens ont été réalisés à ce jour. Ces entretiens se répartissent en deux grandes catégories : 1/ des entretiens avec des concepteurs/développeurs de jeux, qu’ils soient nommément directeurs artistiques, concepteurs de jeux (game designer), concepteurs de niveau (level designer) ou scénaristes ; 2/ des entretiens avec des « gestionnaires » du jeux vidéo, souvent fondateurs de studio de développement, qui nous permettent de mieux cerner les univers productifs dans lesquels s’inscrit le travail des premiers., c’est d’abord cette idée de la ville, sous la forme hautement socialisée des « milieux créatifs » qu’elle abrite, qui se trouve directement questionnée en tant que source d’attractivité et élément de compétitivité territoriale. Il faut dire que la production de jeu vidéo est un cas particulièrement intéressant à discuter de ce point de vue. En effet, d’un côté, il est permis de penser que la forte base technologique des secteurs technoculturels dont il fait partie les rend particulièrement aptes à franchir les frontières territoriales pour élargir les réseaux productifs, sauter les échelles spatiales ou passer de l’une à l’autre (Drake, 2003). Cela risque d’être d’autant plus vrai lorsqu’on a à faire à des industries totalement internationalisées, à l’instar de celle du jeu vidéo, ou une organisation en oligopole autour de quelques grandes multinationales Si le secteur du jeu vidéo est relativement moins concentré que ceux de l’industrie de la musique et du film, la consolidation s’y opère néanmoins à un rythme accéléré ; les quatre premiers éditeurs mondiaux détenant déjà 40% du marché (Fabrice Fries, 2004).  autorise les principaux joueurs à faire fi des contraintes de localisation dans l’atteinte des marchés et des ressources. Or, si la délocalisation a gagné l’univers du jeu vidéo, cette industrie marque néanmoins une forte propension à la concentration spatiale au sein des plus grandes agglomérations urbaines. Ainsi et par exemple, Montréal concentre à l’échelle canadienne une proportion relativement élevée d’entreprises associées au domaine, une trentaine d’entre elles étant spécialisée en développement de jeu vidéo, une cinquantaine se répartissant sur l’ensemble de la chaîne de valeur (développement, production, commercialisation) Installées ou créées ces dernières années dans la métropole québécoise, plusieurs de ces sociétés sont des leaders de réputation internationale ou des développeurs intermédiaires actifs sur le marché international : Ubisoft et sa filiale Gameloft, Electronic Art, Artificial Mind & Mouvement (A2M), Jamdat Mobile, DC Studio, Digital Fiction. À ces joueurs de premier plan, s’ajoute une constellation d’entreprises de petite et de très petite taille qui constituent la majorité du bassin d’entreprises, mais pas des emplois : Fugitive Interactive, Knightsoft Technologies, Insane Logics, OTHgames, Unlikely Games, etc. La majorité de ces entreprises est répartie entre la Cité du Multimédia et l’axe du boulevard Saint-Laurent. Vancouver est la principale rivale canadienne de la métropole québécoise. . La configuration industrielle semble donc, d’un autre côté, soutenir empiriquement la thèse de l’agglomération et de la polarisation des activités de création et d’innovation ; l'ouverture sur des réseaux internationaux apparaissant somme toute secondaire à la concentration spatiale. En fait, une observation plus fine du terrain d’enquête laisse entendre un caractère plus fortement « a-territorial » à cette industrie, et la thèse du déterminisme technologique ne saurait à elle seule l’expliquer. En effet, toute chose étant égale par ailleurs, une décentralisation assez marquée caractérise l’industrie Il peut être abusif de parler d’une industrie québécoise du jeu vidéo puisqu’on ne retrouve pas au Québec une représentation équilibrée de l’ensemble des maillons de la chaine de valeur (développement, édition, distribution) ; l’industrie québécoise du jeu est essentiellement une industrie de développeurs (Secor, 2003). du jeu vidéo au Québec. Ainsi, hors Montréal, on trouve depuis longtemps dans la Capitale-nationale un bassin d'entreprises de création qui, grâce à la performance de sociétés telles Sarbakan ou Beenox (rachetée cette année par Activision) et à l’implantation récente du studio d’Ubisoft, atteint aujourd’hui une envergure mondiale. Mais c’est aussi tous ces (petits) studios, disséminés à travers la province qui montrent qu’il est possible de maintenir une activité prolifique à l’extérieur des grands centres : Humagade (Pont-Rouge), Emerging Playgrounds (Prévost), GolemLabs (Sherbrooke), etc. Pour s'affranchir des contraintes spatio-temporelles dans la coordination d’un maillage d'acteurs indépendants les uns des autres, ces studios souscrivent aisément au concept de l’entreprise virtuelle : Je n'ai pas d'employés, mais en fait... c'est vraiment la compagnie virtuelle. C'est à dire, au lieu de tout définir par rapport à un lieu physique où l'on est des créateurs dans une pièce autour d'une table pour travailler - ce qui était le modèle chez [une grande entreprise du jeu] et qui… moi, j'ai pu voir les limites de ce modèle là… et puis, bon... j'ai gardé de super bons contacts avec les artistes avec qui je travaillais. Puis, à l'époque, moi je disais souvent et j'exagère guère, on avait la meilleure équipe d'artistes Flash à Montréal, voire même au Canada. Et donc, ces gens-là, il y en a qui habitent à Sherbrooke, il y a en a qui habitent à Montréal, il y en a un qui habite à Verdun et puis... Deux d'entre eux, je ne les ai pas vus depuis trois ans, mais on travaille ensemble chaque jour par e-mail, par MSN. Je leur passe les commandes de ce qu'il me faut, ils font la production, on se parle tous les jours, on fait les corrections, je leur envoie leurs chèques quand c'est fini et puis... Ça va comme ça. Ça va très, très bien. Ça marche très bien.  [Concepteur, fondateur d’une micro entreprise, homme, 32 ans]. La dispersion géographique des activités de conception liées à un projet particulier se confirme à plus forte raison lorsqu’on considère le fonctionnement d’un studio tel celui d’Evillusion. Evillusion est un de ces nombreux studios indépendants formés avec très peu de moyen, par une équipe de jeunes mordus de l’informatique. Misant sur une stratégie de télétravail, le développement du projet phare de l’entreprise, Eon of Tears, a mobilisé une trentaine d’étudiants et de jeunes professionnels du Québec, de France, de Belgique et de Suède. Si l'enthousiasme des fondateurs a pu s’avérer excessif (le projet serait aujourd’hui sur la glace, faute d’éditeur intéressé), l’expérience n’en aurait pas moins été concluante : [...] ça quand même duré deux ans minimum et plus. Puis ça fonctionnait quand même relativement bien. L'avantage aussi d'avoir des européens... alors on peut presque travailler sur des horaires de 16 heures. Et puis... ça fonctionnait très bien, quand même, dans les circonstances. Et puis c'était quand même assez innovateur… Q - C'était un plus, d'avoir cette structure ? R - Bien oui, c'était un plus. Et puis, personnellement, je pense que c'est vraiment l'avenir de ce type de production [...] [Concepteur, fondateur d’une micro entreprise, homme, 31 ans]. Or, comme nous l’avons dit, la thèse du déterminisme technologique ou d’une « surdétermination technique » (approche par les outils) n’expliquerait pas à elle seule ce dégagement de la proximité géographique. En effet, ce qui semble se donner aussi à lire à travers nos entretiens, c’est le fort impact de l’intégration organisationnelle d’une certaine technoculture propre à nos développeurs/concepteurs de jeu sur les rapports entre géographie et activités productives. Pour le dire dans le vocabulaire de l’École française de la proximité, une proximité institutionnelle ou organisée (un corpus commun de croyances, de règles d’action, de modèles de pensées et d’action) aurait ici prééminence sur les proximités géographiques et organisationnelles. Au-delà des facteurs d’ordre socio-démographique et socio-professionels susceptibles de nourrir la production d’un lien social fort Les créatifs du jeu vidéo constituent une population des plus homogènes. Des données compilées récemment par The International Game Developers Association (IGDA) à la suite d'un sondage mené auprès de concepteurs de jeu (6500 réponses reçues, en provenance surtout des États-Unis, du Canada, de l'Australie et du Royaume-Uni), confirment le portrait-type : le concepteur de jeu est un homme hétérosexuel, âgé de 31 ans, détenteur d’un diplôme collégial ou universitaire et possédant une expérience professionnelle de 5 ans dans le domaine du jeu (www.igda.org/diversity). Selon ces variables, notre propre échantillon est représentatif de la population enquêtée., cette proximité institutionnelle se fonde à l’évidence chez nos enquêtés sur l’adhésion commune à une culture du numérique, acquise pour la plupart dès le jeune âge et, notamment, à travers une socialisation précoce à l’univers du jeu vidéo. Ainsi, dans les organisations que nous avons approchées, l’usage intensif des TIC sert non seulement le travail collaboratif, virtuel et à distance, mais profite tout aussi « naturellement » aux différents aspects de la bonne marche des affaires. Les technologies Internet permettent d’entretenir la relation aux clients, voire même de ne pas laisser filer les opportunités de marché «Depuis que je suis à mon compte, j’ai travaillé avec une trentaine de compagnies, une trentaine de clients. Parfois ponctuel, parfois régulier, un peu partout en Amérique du Nord et en Corée. » Q- « Et comment est-ce que ça se passe ? Comment est-ce que vous travaillez concrètement pour des clients qui sont à l’étranger ? » R- « La plupart de mes clients, je les rencontrais... même mes clients qui sont au Québec, je les rencontrais pas plus que deux fois par année. C’est toujours par courriels, échanges informatiques. On s’appelle de temps en temps. Avec les clients, j’essais d’éviter les échanges téléphoniques parce qu’on se comprend pas. On réussit à se comprendre par écrit. Je réussis de peine et de misère à comprendre l’anglais. Mais, au téléphone, c’est l’enfer. On essaye de se comprendre… Hum… C’est ça : c’est essentiellement sous forme virtuelle. » [Concepteur travaillant en freelance, homme, 35 ans]. . Elles servent aussi la veille informationnelle continue à laquelle s’adonne l’ensemble des concepteurs/développeurs évoluant dans un contexte organisationnel soumis à un fort impératif d’innovation. En fait, surfer sur le Web à la recherche d’information et/ou d’inspiration fait partie des premières tâches quotidiennes. Et lorsqu’on questionne sur l’existence néanmoins possible de « passages obligés » en ville (à l’occasion de foire, de colloque, etc.), on nous répond : Euh, ouais, tout à fait. Mais ça c'est pareil, ça finit toujours par être accessible par Internet. Il y a la vidéoconférence…. tout ce qui est conférences, expositions, il y a moyen de trouver ça sur Internet aussi. [Animateur 3D pour une grande entreprise, homme, 34 ans] À cette culture partagée du numérique, s’ajoute à plus forte raison le sentiment d’appartenance à un même « milieu » ou univers professionnel, possédant ses propres codes ou conventions et réservé aux passionnés du jeu. Ainsi, à la fois consommateur et producteur, nombreux sont les développeurs à faire état, en entretien, d’une quasi dévotion pour « l’univers du jeu ». Comme le résume l’un deux : Il y a une fierté... une énorme fierté à être développeur de jeux vidéo. Je ne fais pas du SQL pis du Oracle, je fais des jeux vidéo, ça c'est trippant. Puis ils [les concepteurs de jeu] connaissent les gens qui ont développé... ils connaissent les studios qui travaillent et qui ont fait ça. C'est presque un mode de vie, je dirais, parce qu'ils baignent là-dedans, ils tripent sur le jeu vidéo, ils jouent beaucoup avec : "as-tu vu tel style? Moi, ce concepteur-là, je l'adore!". Puis, entre eux, ils s'identifient beaucoup, ils ont des amis qui travaillent pour d'autres compagnies de jeu vidéo, ils aiment ça faire des LAN party... Les jeux vidéo, c'est vraiment un centre... Q - Il y a une culture particulière qui s'y développe? R - Oui, énormément. Beaucoup plus que dans d'autres. Je veux dire, si tu travailles pour une compagnie de pharmaceutique comme je faisais avant puis que tu travailles pour une banque ou une compagnie pharmaceutique, une compagnie de crédit aussi pour ça, c'est du visual C++, du code ou bien de la database, tu ne t'identifies pas à ça. Tandis que pour les jeux vidéo, tu t'y identifies, c'est un mode de vie.  [Directeur créatif pour une moyenne entreprise, homme, 33 ans] Il se pourrait donc bien que, à l’image de ce qui a pu être constaté dans les « communautés virtuelles » des développeurs de logiciels libres (Coris et Lung, 2005), la densité du lien social entre les individus appelés à se coordonner et à coopérer dans la production autorise ici à la fois un relâchement de la proximité géographique et une dynamique organisationnelle spécifique. S’il est encore trop tôt pour conclure sur ces questions à partir de nos propres données d’enquête, il apparait néanmoins déjà clairement que les caractéristiques et les besoins spécifiques de l’environnement productif (qui varient non seulement d’un secteur à l’autre, mais aussi d’une entreprise, voire d’un projet à l’autre) ne sont pas sans incidence sur le rapport au territoire et, par conséquent, sur la détermination des critères de l’attractivité territoriale C’est d’ailleurs là une des conclusions générales à tirer du récent dossier produit sur le thème des « territoires attractifs » par la revue française Pouvoirs Locaux. Fabrice Hatem, notamment, y souligne bien l’impossibilité de définir l’attractivité en termes absolus, premièrement parce que « l’entreprise, en effet, ne réclame pas au territoire les mêmes caractéristiques selon qu’elle veut implanter un centre de recherche, un site de production ou un quartier général » (Fabrice, Hatem, « Attractivité : de quoi parlons-nous ? » Pouvoirs Locaux, vol. 11, no61 (2004), pp. 34 – 43, p. 36).. La production de jeu vidéo l’illustre de manière originale en questionnant l’aspect spatialement localisé des communautés de créateurs Soulignons que notre hypothèse d’un marché composite du travail multimédia soulève en outre la question des circulations sociales et des mobilités professionnelles, au double plan des marchés (ou sous-secteurs) et des logiques (arts / technoscience / industrie). En effet, s’il est permis de croire que le caractère commun des outils de création facilite les parcours transversaux entre marchés, ces passages impliqueraient néanmoins des articulations différentes des logiques mises en œuvre (Roy-Valex et DeVerdalle, à paraitre). En poussant cette idée, les variations dans la manière dont se résolvent à l’échelle individuelle et collective les tensions inhérentes à la « rencontre » de ces différentes logiques seraient susceptibles de constituer autant d’entraves aux interactions sociales et aux effets sociaux de relation, affectant du même coup les schémas de mobilisation des ressources pointés à l’origine du dynamisme des systèmes de production ou d’innovation à base (partiellement) locale.. Nous aurions également pu mettre ce cas à profit pour interroger, par exemple, le « poids » de la culture locale dans les rapports entre lieu et activité productive. En effet, les sources d’inspiration et d’émulation pour ceux qui aspirent à se tailler une place sur les marchés internationaux du jeu vidéo se cherchent, aussi et surtout, au-delà de la localité d’implantation. Dans un cas comme dans l’autre, la conclusion à tirer aurait été la même : lorsqu’il est question d’économie industrielle de la créativité, ce sont (aussi) les dimensions multiples et le caractère tout relatif de la notion d’attractivité territoriale qui gardent d’une traduction hâtive de la théorie de « la montée de la classe créative » en une stratégie de développement territorial. Conclusion La théorie de « la montée de la classe créative » de Richard Florida soulève de vives controverses, et non sans raison. À la lumière de ce qui paraît nouveau dans la « nouvelle économie », cette théorie du développement urbain aurait néanmoins ses mérites. Le premier d’entre eux est probablement celui d’avoir attiré l’attention des responsables politiques, des élites locales et des experts du développement territorial sur la part du culturel dans les réalités économiques nouvelles des sociétés hautement industrialisées et urbanisées. Ainsi, au Québec comme ailleurs, la question de la créativité, des arts et de la culture est inscrite à l’agenda gouvernemental et ne laisse plus indifférents les milieux du développement économique et de la planification urbaine. Ce « tournant culturel » dans les plans de développement des villes serait d’autant plus justifié que trois arguments, théoriquement acceptés par la recherche universitaire récente, y invitent : 1/ la place croissante qu’occupe l’économie de la créativité (le travail créatif-intellectuel) dans l’économie générale ; 2/ l’incidence des aspects culturels de la qualité de vie sur l’attractivité des territoires et la formation corollaire de bassins localisés de mains-d’œuvre qualifiées (et « créatives ») ; 3/ l’influence d’un tissu urbain riche et culturellement diversifié sur la stimulation de l’esprit inventif et le développement d’environnement propice à la créativité et à l’innovation (bien que le problème de la planification d’espaces alternatifs demeure, lui, entier). Sous l’égide des thèses de Florida, cette prise en compte de la culture par les décideurs publics et privés à un effet double sur les préoccupations opérationnelles en matière de développement territorial. D’une part, la culture est de plus en plus - pour un bien ou pour un mal - abordée de manière volontariste et instrumentalisée. D’autre part, l’insistance de Florida à faire de la qualité de vie, notamment sous ses aspects culturels, un facteur premier du développement économique force à ne pas considérer les stratégies en matière de compétitivité économique séparément d’autres objectifs territoriaux. Au contraire, laisse-t-il entendre, un lien doit être effectué entre culture, aménagement du territoire, développement social et développement économique. La réflexion programmatique conduite par Florida milite ainsi en faveur d’un désenclavement de l’action économique territoriale et urbaine, d’autant plus souhaitable aujourd’hui face à l’exigence de développement durable. Dans cette perspective, la question du système de gouvernance, de l’organisation politico-administrative territoriale la plus adéquate pour réussir au mieux dans cette poursuite d’objectifs combinés est, à tout le moins, soulevée. Toutefois, nos observations mettent également en évidence un certain nombre de questions préalables dont souffrent les prétentions programmatiques de cette théorie, qui associe étroitement la « classe créative » et le développement économique. Ainsi, dans la détermination des cibles d’une politique locale (régionale, nationale) de compétitivité et d’attractivité, il y a d’abord lieu de s’interroger sur le passage effectif ou potentiel à une « économie créative » : la compétitivité d'une ville ou d’une région pourrait bien ne pas se jouer (seulement) à la capacité concurrentielle des industries de cette économie nouvelle au sein de son territoire. Par ailleurs, la valeur même de la notion de « classe créative » mérite d’être questionnée : style de vie, choix de consommation ou nouvel acteur collectif ? Dans tous les cas, les inconnues demeurent importantes sur ce que sont les « qualités urbaines », de quelles façons celles-ci sont mobilisées et valorisées pour mener à bien les finalités économiques ou culturelles. Enfin, notre travail empirique, s’il n'est pas encore achevé, pointe déjà en conclusion essentielle la diversité des situations productives et, par conséquent, le caractère tout relatif de la notion d’attractivité territoriale. À tous ces égards, le débat autour des thèses de Florida aura été l’occasion de soulever des questions au moins dignes d’intérêt, devant lesquelles on ne peut que conclure à la nécessité de poursuivre les recherches, en focalisant l’attention sur des secteurs d’activité et des catégories de travailleurs mieux spécifiés, et en privilégiant l’analyse de situations concrètes dans des sites urbains spécifiques. 2006) ROY-VALEX, M. « La “classe créative” et la compétitivité urbaine : Culture et économie ou l’envers et l’endroit d’une théorie ». Document de recherche 2006-01, collection Inédits INRS, Montréal : INRS-Urbanisation, Culture et Société. Publié dans : Tremblay, Diane-Gabrielle et Rémy Tremblay (dir.), La compétitivité urbaine dans le contexte de la nouvelle économie, p.325 -348, Québec : Presses de l’université du Québec. Collection Économie politique. Version auteur avant relecture. Page 23 sur 23