On n'a pas si souvent l'occasion de l'écrire au sortir d'un spectacle lyrique : l'Opéra de Lyon a illustré, avec la première, samedi 23 mai, de la production de Death in Venice ("Mort à Venise"), le dernier opéra (opus 88, 1973) de Benjamin Britten (1913-1976) d'après la nouvelle de Thomas Mann, ce qu'est une soirée lyrique parfaite.
La recette du sans-faute à l'opéra est simple à décrire, moins à appliquer : il faut une grande partition, un orchestre impeccable, un chef précis et inspirant, une distribution inspirée, une mise en scène qui éclaire sans surligner.
Pour preuve supplémentaire de cette réussite exceptionnelle, à l'Opéra de Lyon, le silence, d'abord inquiet, du public (le long premier acte de Death in Venice est d'une austérité déconcertante), puis, après l'entracte, une profonde concentration, si rare à l'opéra, où le dilettantisme auriculaire est si souvent audible.
Death in Venice est une grande partition, peu donnée en France : à l'instar d'Aschenbach, le narrateur de la nouvelle de Mann, Britten s'est concentré, toute sa vie créatrice, et notamment à la fin de celle-ci, sur "la simplicité, la beauté, la forme". Avec un art extraordinaire de l'économie, il écrit deux grands actes à partir de quelques idées adroitement combinées dans des dispositions sans cesse renouvelées.
Sa musique, qui prend souvent les traits d'un récitatif à l'ancienne (Schütz, Bach), avec le simple accompagnement du piano, peut évoquer en un tournemain aussi bien les lagunes noires comme le Styx qu'une bouffée d'air iodé qui envahit l'espace sonore comme une brise à la tonicité d'un bleu de Matisse. Les apparitions sonores de Tadzio (un rôle dansé ou mimé selon les mises en scène) sont l'occasion d'une intégration stylistique extraordinaire qui distrait de l'austérité des couleurs sombres de la partition par des chamarrures sonores extrême-orientales (la découverte de la musique balinaise fut cruciale pour Britten).
A l'Opéra de Lyon, on a découvert, dans le très long et lourd rôle d'Aschenbach, un interprète aussi extraordinaire qu'inconnu : Alan Oke. A la cinquantaine, ce baryton britannique à la carrière discrète s'est découvert une voix de ténor. Son timbre "recréé" (retrouvé ?) ressemble beaucoup à celui de Peter Pears, pour qui Britten a écrit le rôle d'Aschenbach, et se révèle le vecteur d'une redoutable précision musicale, complétée par une présence scénique confondante.
A son côté, le baryton anglais Peter Sidhom s'acquitte de l'écrasante tâche d'incarner une multitude de personnages : cet art caméléonesque laisse pantois.
Dans la fosse, l'Orchestre de l'Opéra de Lyon (en formation réduite) est parfait : Martyn Brabbins, chef britannique inconnu en France, dirige avec une parfaite précision et magnifie l'aspect "abstrait" de la partition, influencée par Alban Berg (l'une des admirations musicales de Britten), tout en insufflant une constante tension à sa lecture.
Yoshi Oida, acteur fétiche de Peter Brook, auteur, en 1998, d'une mise en scène remarquée du Curlew River de Britten au Festival d'Aix-en-Provence, compose un spectacle très cérémoniel, sans accessoires, avec une grande partie de jeu mimé, sans tomber dans le lieu commun de l'épure d'une vision zen.
Tout fonctionne avec l'évidence du génie et de la fine compréhension des sentiments complexes. La chorégraphie de Daniela Kurz est intégrée de manière souple et poétique. Le plus touchant, peut-être, dans le travail d'Oida, est qu'il a fait de Tadzio non l'objet d'une fascination pédérastique, mais une cosa mentale, une vision de l'esprit : le jeune danseur incarnant l'éphèbe qui fascine Aschenbach est un garçon trappu, brun, très terrien. On ne peut mieux régler son compte à l'imagerie délétère "imposée" par le célèbre film de Visconti.
Il faut ajouter un élément à cette combinaison de facteurs concourant au succès d'une soirée parfaite : Serge Dorny. Le directeur de l'Opéra de Lyon est parvenu en six saisons à fédérer un vaste public autour d'une programmation singulièrement exigeante et exemplaire.
Death in Venice, de Benjamin Britten. Par Alan Oke (Gustav von Aschenbach), Peter Sidhom (le Voyageur, le Vieux Beau, le Vieux Gondolier, le Directeur de l'hôtel...), Christopher Ainslie (la Voix d'Apollon), Colas Lucot (Tadzio), Orchestre et choeurs de l'Opéra de Lyon, Martyn Brabbins (direction), Yoshi Oida (mise en scène). Opéra de Lyon, place de la Comédie, Lyon-1er. Tél. : 08-26-30-53-25. Jusqu'au 1er juin. De 5 € à 88 €.
Pour en savoir plus :
www.opera-lyon.com
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