Ce mois-ci je participe aux
Vases Communicants en binôme avec Sylvie Pollastri autour de la
notion de nudité. Mon texte, «Vide» est à lire sur son blog ICI.
Merci à Sylvie Pollastri et à
Marie-Noëlle Bertrand qui s'occupe de l'organisation des Vases
Communicants avec beaucoup d'efficacité.
Nue
En sortant du magasin,
j’avertis un léger déplacement d’air, le frôlement éthéré
d’une présence aussi vive que fugace, intense et disparue, un
mouvement qui me fit tourner la tête. Je ne découvris que mille
gouttelettes d’or éparpillées et dansantes sous le soleil de
décembre, déjà incliné vers l’horizon, distillant avec
générosité ses rais limpides, transparents comme une eau calme.
Je restais un instant suspendu
aux traits de lumière, là, interrompu dans mon élan et englouti
par ce jet vif du jour. Je venais de perdre mon chemin. Égaré dans
la rue muette emplie de gens. La mémoire oublieuse de l’avant-après,
du cours du temps, du tic-tac de mes heures, happée par un flux qui
n’aurait pardonné aucune distraction. Chancelant, je mis une main
devant mes yeux. Ébloui par l’éclat sonore de cet aveuglement, de
cet artifice déversé en cascade de feu. Oubliant ma route. Attiré
par l’ombre.
Je la vis alors, son pas
pressé, le pan de son manteau et le large bord de son chapeau
ondulant sous la hâte, peut-être aussi fraîche que l’air,
arrondie, curviligne et fugace. Un point de vie à l’habit trop
court, aux jambes trop libres, au cou si blanc. Tandis que son corps
ondoyait parmi la foule, nimbée de lumière, presque transparente et
terriblement visible, avec ce quelque chose d’accrocheur sur cette
mise urbaine simple masquant les formes, modeste, distillant une
humilité vaporeuse, froufroutante, une quête de femme, elle se
faufilait comme un souffle au milieu des gens, vive, rapide, altière,
déterminée.
Son incarnation perdit alors
cette grâce fragile et je la vis nue. Toute nue.
Ou du moins une nudité si peu
cachée derrière les voiles légers d’un collant trop transparent
sur des jambes trop claires, d’une robe-chemise impalpable dans son
coton aux couleurs de juste automne. Une gêne me prit.
Je ne connaissais d’elle, en
fait, que les sourires qu’elle me donnait et son grand regard
mouillé. Elle gardait son corps frêle à l’abri des plis de ses
vêtements qui refusaient à décrypter ses formes. J’en goutais
pourtant les mots retenus, le galbe d’un phrasé, la douceur
velours des livres dont elle me contait les errances et sur lesquels
j’inventais violettes et dentelles à chaque virgule, à chaque
soupir du dire, sur les points en suspension de sa voix. Et j’aimais
ainsi m’attarder à ses côtés, comblé dans ma cinquantaine à la
virilité discrète. Et voilà que, brusquement, sa démarche de
femme pressée, pourtant fière, pourtant racée avec ce sans façon
de balancer au bout de sa main immobile les sacs cartonnés de ses
emplettes, pourtant si envoutante, sa démarche m’était
désenchantée. Je chancelais devant cette nudité crue.
Cette nudité que j’avais
tant recherchée, je n’y croyais plus. Offerte ainsi à mon regard
imprévu et destinée, comme les autres, simplement comme les autres,
à la voir, sans voiles. Ce nu ostentatoire m’engloutissait, vorace
et meurtrier, plus encore qu’un quelconque geste parmi les plus
intimes. Un vertige imprévu devant la perte de son aguichante pudeur
comme révélation de la nudité de ma propre solitude.
Je restais ainsi, éperdu au
milieu de mille gouttelettes d’or éparpillées par le soleil,
m’évaporant dans l’air doux de décembre, tandis qu’elle
entrait, aussi vive et brève qu’une illusion, dans le magasin. Il
n’y eut plus qu’un point sombre, celui de son chapeau, éparpillé
au milieu des paillettes dorées du temps suspendu. Alors que la rue
redevenait bruyante et anonyme, je repris le chemin de l’ombre
presque honteux comme un voyeur qui jamais ne le serait plus.
Sylvie Pollastri