Iza (1) était loin de se douter qu’un jour elle deviendrait lanceuse d’alerte. Analyste des risques dans une grande banque française, la jeune femme a longtemps fait son travail « normalement », étudiant à la loupe la situation financière des entreprises qu’elle devait évaluer et émettant, en fonction de ses diagnostics, des avis sur la sécurité de tel ou tel placement. Mais, il y a cinq ans, arrive un nouveau supérieur hiérarchique, qui se met à corriger ses avis dès qu’ils sont défavorables.

« Il ne discutait pas sur le fond, raconte Iza. Pour lui, il fallait développer le business, donc il ne voulait pas d’avis défavorable, point ! » Attachée à la déontologie, « qui nous impose d’émettre nos avis indépendamment des intérêts commerciaux » de la banque, la jeune femme résiste. Malgré la pression, les cris, la suppression de ses primes variables et l’indifférence de ses collègues, elle pense alors que sa hiérarchie lui donnera raison. À tort. Quatre entretiens plus tard, Iza est licenciée pour « avoir proféré des accusations graves contre sa hiérarchie ».

36% des salariés constatent des faits problématiques

Le cas d’Iza est-il isolé ? Pas vraiment, si l’on en croit les résultats d’une étude révélée en avant-première par La Croix et menée par Technologia, un cabinet de prévention des risques liés au travail, qui organise un débat sur ces thèmes mercredi (2). Quand on leur demande si dans leur travail ils constatent des pratiques allant « à l’encontre de la loi, du code du travail ou des règles de (leur) profession », 9 % des salariés répondent qu’ils sont « tout à fait d’accord » et 27 % qu’ils sont « plutôt d’accord ». Autrement dit, selon cette enquête (3), 36 % des salariés sondés ont déjà constaté dans l’exercice de leur métier des faits jugés problématiques.

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« Plus d’un salarié sur trois en butte avec des faits possiblement délictueux, ça peut paraître beaucoup mais, au vu de ce que nous entendons chaque jour dans notre pratique professionnelle, cela me paraît tout à fait plausible, commente Jean-Claude Delgènes, patron de Technologia. La situation économique étant tendue et la réglementation de plus en plus complexe, la tentation de ‘‘rouler sur le trottoir’’ est, au sein des entreprises, de plus en plus forte. »

La peur des représailles

Parmi les salariés qui constatent des problèmes, 42 % mentionnent des faits relatifs au « non-respect de la sécurité ou de la réglementation », 37 % des « dissimulations, mensonges ou faux rapports », 24 % des « discriminations », 18 % des « défauts de qualité réglementaire des produits fabriqués ou vendus », 14 % des « vols, dégradations ou sabotages ». Enfin, selon l’étude Technologia, 26 % des salariés disent avoir été « incités par leurs supérieurs ou leurs collègues à enfreindre un règlement ou la loi ».

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Face à ces pratiques, comment réagissent-ils ? Dans les faits, « 62 % des personnes qui ont constaté des actes délictueux » disent en avoir parlé, principalement à un collègue (pour 57 % de ceux qui en ont parlé), au supérieur hiérarchique direct (48 %) aux proches (31 %). À l’inverse, 38 % de ceux qui ont constaté des faits problématiques se sont tus : 30 % expliquent qu’ils ne savaient pas vers qui se tourner, 34 % qu’ils estimaient que cela ne les regardait pas, et 36 % qu’ils avaient peur de représailles.

Les lanceurs d’alerte licenciés

Pourtant, 52 % des salariés interrogés pensent que « le fonctionnement, la culture ou le règlement de (leur) structure (les) incitent à faire connaître les dysfonctionnements ». « Une grande majorité des salariés déclarent faire confiance aux procédures existantes dans leur entreprise pour détecter ces fraudes », et comptent sur « le bon sens et le soutien de leurs collègues ou de leur manager pour être protégés s’ils devaient donner l’alerte », affirme l’étude.

Or « la réalité est tout autre », rappelle Technologia, qui a aussi mené des entretiens avec une dizaine de lanceurs d’alerte. Ces derniers, dans leur quasi-totalité, « se sont retrouvés isolés, montrés du doigt et finalement licenciés ». Comme Iza. Mais aussi comme Martin qui, après avoir remué ciel et terre pour avertir sa hiérarchie, ainsi que celle de la maison mère de son employeur, de suspicions de blanchiment d’argent, s’est vu licencié… pour raisons économiques.

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« Alors que vous avez l’impression de faire simplement votre devoir, du jour au lendemain, vous devenez la brebis galeuse, tout le monde vous tourne le dos, raconte Martin. J’ai même un collègue qui m’a dit que la direction lui avait demandé de choisir son camp. Et donc, comme il avait un crédit à rembourser… »

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REPÈRES

La loi ne protège que partiellement les lanceurs d’alerte

En France, six textes définissent des protections, disparates selon les domaines d’activité.

La loi du 13 novembre 2007 concerne les « faits de corruption » dans le secteur privé.

La loi du 29 décembre 2011désigne les « faits relatifs à la sécurité sanitaire des produits ».

La loi du 16 avril 2013, dite loi Blandin, concerne « tout risque grave affectant la santé publique ou l’environnement ».

La loi du 11 octobre 2013concerne les conflits d’intérêts relatifs aux membres du gouvernement et principaux exécutifs locaux.

La loi du 6 décembre 2013 est relative à la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière.

Le projet de loi du 17 juillet 2013, en cours d’examen parlementaire, doit protéger le fonctionnaire qui signale tout fait susceptible de constituer un conflit d’intérêts.

(1) Les prénoms ont été changés.

(2) Le mercredi 2 décembre de 9 h à 11h, à la Maison de l’Europe, 35-37 Rue des Francs-Bourgeois, 75004 Paris.

(3) Sondage en ligne mené du 29 mai au 8 juin 2015 auprès d’un échantillon de 1 006 individus représentatifs, selon la méthode des quotas, à partir du panel propriétaire de Survey Sampling International.