vendredi 5 février 2016

"La foule des différences se presse"




Dans le cadre des Vases communicants 2016, j'ai le plaisir d'accueillir un texte d' Alice Scaliger,  le texte que j'ai moi même écrit figure sur les carnets d'Alice. C'est le principe des Vases communicants initialisé par François Bon. On écrit chez son hôte et réciproquement.

Nous avons choisi comme thème un logogramme de Christian DotremontC'est le premier en dessous : le cri cru
 




Voici maintenant le texte d'Alice Scaliger. Bonne lecture.

Le cri cru crée un labyrinthe. On s'y perd facilement. Cuit, recuit, mijoté, le cri se sert plus facilement : on peut le mettre dans une assiette, poser des couverts, plier une serviette dans un verre propre; bref, le cri cuit est plus facile à faire digérer à son entourage. On explique; on civilise. Cri cru : mouvement de rage. Je n'ai pas été en colère depuis décembre. Je n'ai pas envie de me fâcher, en ce moment. Il y a peu de brusquerie en moi. J'ai beau aller à la pêche des colères intérieures, je n'en ai pas. Je ne peux pas inventer une fausse colère, une humeur qui n'existe pas. Il coule de la douceur, presque de la mollesse, et un goût pour la contemplation, dans mes veines. C'est une soupe à la betterave additionnée de crème fraîche.

C'est pourquoi je lis Aristote.
Tous les hommes désirent naturellement savoir ; ce qui le montre, c'est le plaisir causé par les sensations, car, en dehors même de leur utilité, elles nous plaisent par elles-mêmes, et, plus que toutes les autres, les sensations visuelles. En effet, non seulement pour agir, mais même lorsque nous ne nous proposons aucune action, nous préférons, pour ainsi dire, la vue à tout le reste. La cause en est que la vue est, de tous nos sens, celui qui nous fait acquérir le plus de connaissances et nous découvre une foule de différences. Aristote, Métaphysique, A, 980a, Trad. Tricot, Ed. Vrin. Et je prends plaisir, le rose de la betterave en moi, à lire, et à savourer Aristote. C'est un légume-racine. Je me sens légitime dans ma contemplation. Cri-cru. Bibliothèque des représentations. Arbre des idées, qui classe et repose. Goût du regard.
La foule des différences se presse. Elle prend le tramway. Les gens sont aussi différents que les fruits et les légumes. Ils ont toutes les couleurs, des formes étranges, se meuvent comme des nuages. La plupart sont cuits. Et puis il y a un petit bonhomme que je regarde (comment son cri n'attirerait-il pas l'attention?), hurlant, trop chaud dans sa combinaison trop grande, tout rouge, cassant les oreilles de toute la rame, pas encore civilisé. C'est la betterave initiale. On reprend tout à zéro. Cri-cru.