Il savait bien qu'il était condamné à mort par le mal inexorable. Pendant ses dernières semaines parisiennes, dans cette ambassade triste et grise où il traînait son ennui d'écrivain grand seigneur peu fait pour les mondanités de la diplomatie, il se déplaçait déjà avec peine, étirant sa jambe droite ankylosée. L'œil malicieux et plissé d'une ride de complicité, ce bon vivant qui fut toujours amateur de bonne chère et de bons vins affectait de mettre ses malheurs sur le compte de la goutte.
C'est avec soulagement, malgré sa certitude de ne plus jamais revenir dans un Paris qui avait profondément marqué sa jeunesse, qu'il était rentré au pays, ce Chili étroit et profond qu'il a toujours porté au cœur. Comme un grand fauve blessé sentant sa fin prochaine, il avait regagné sa tanière d'Isla-Negra, sur la côte du Pacifique, au sud de Valparaiso. Une lande aride balayée par les vents, un bouquet de pins tourmentés, quelques rochers aux couleurs d'ardoise, une succession de caps aigus plongent dans les eaux froides : à l'île Noire, Pablo se sentait assez proche de Santiago et de Valparaiso pour ne pas perdre réellement le contact avec une politique qui le passionnait autant que la vie.
Le maître était pointilleux, jaloux de sa tranquillité, mais généreux aussi, invitant sans trop songer, à l'espagnole. " Cette maison est la vôtre ", et puis oubliant et se renfrognant, fort capable de laisser à la porte celui ou celle qu'il ne souhaitait pas rencontrer ce jour-là.
Mais quel hôte pour les privilégiés accueillis dans ce décor étrange où l'on ne pouvait manquer d'évoquer Robinson Crusoé et Bergman ! L'homme, massif, la démarche d'un terrien solide, avait le maintien seigneurial et faussement modeste des grands caciques, le masque lourd et noble de l'Indien.
Isla-Negra, c'était pour lui une manière d'être resté fidèle à Temuco, dans ce Sud où il était né, le
12 juillet 1904, d'un père cheminot et d'une mère institutrice. Temuco, petite ville de pionniers, c'est le cœur du pays araucan, de la grande forêt, des eaux pures des torrents qui tombent de la cordillère, et se précipitent dans des sillons étroits vers l'océan tout proche. De puissantes odeurs d'herbes, de troncs d'arbres abattus et d'une terre grasse détrempée par les pluies flottent à Parral, où résidait alors la famille de Ricardo Eliacer Neftali Reyes y Basoalto. Plus tard, Pablo changea ce nom pour celui de Neruda, qu'il avait découvert, par hasard, en feuilletant une revue littéraire.
Plus tard, aussi, il monte sur les hauteurs du Macchu-Picchu, près du Cuzco, où les ruines incasiques dominent les turbulences du rio Urubamba. Il en a fait, dans l'un de ses plus beaux poèmes, le symbole de la grandeur indienne, de l'homme humilié par une histoire injuste. Dans son esprit, l'Indien des hautes terres péruviennes n'était pas différent de l'Araucan : fidélité à une nature primitive, approche de l'homme humilié, deux des thèmes essentiels de l'œuvre de Neruda.
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