Chili. Le «modèle chilien» privatisé, sous soins intensifs

Par Horacio R. Brum

• Il ne servirait à rien que le lecteur cherche Santa Olga sur une carte du Chili, car il ne trouverait pas cette localité. Il s’agit d’un village situé au milieu d’une des régions forestières du pays, à 350 kilomètres au sud de Santiago. Ou plutôt, il l’était, car Santa Olga ressemble actuellement à un mini-Hiroshima, avec quelques ruines de ciment dressées au milieu du millier de maisons ravagées par les incendies du 25 janvier 2017. Cette destruction avec ses 5000 personnes touchées s’est produite à cause des plantations d’eucalyptus [pour fabrication de pâte à papier]. La plupart de ces plantations appartiennent au groupe Arauco [firme transnationale présente au Chili, en Argentine, au Brésil, au Pérou, au Mexique, en Uruguay, au Canada], au milieu desquelles vivait la population. Comme l’entreprise n’entretenait pas des ceintures de terrain dégagé pour servir de coupe-feu, lorsque les grands incendies de janvier (qui ont affecté quelque 500’000 hectares du sud chilien) ont touché la zone, le destin de Santa Olga a été scellé.

• Une querelle de famille va ruiner la carrière de 3’500 étudiants universitaires parce que la fondatrice de Universidad Iberoamericana chilienne (privée) et sa fille se sont brouillées avec les autres deux membres du consortium propriétaire, également fils de la propriétaire, et ont décidé de ne pas apporter les fonds nécessaires pour assainir la dette de presque 2 millions de dollars contractée par l’institution universitaire à l’égard des fournisseurs et des enseignants. C’est ainsi que Iberoamericana s’est trouvée au bord de la faillite et de la fermeture, pendant que la fondatrice, qui possède également un réseau d’écoles privées, se trouve depuis deux ans sous une enquête pour fraude fiscale.

• Ursula, une professionnelle universitaire qui habite à Concepcion, la deuxième ville du Chili, a rencontré sa gynécologue au supermarché. «Ne vous en faites pas pour les examens, je vous les ferai quand même, par éthique professionnelle, mais depuis une année ces canailles ne me paient pas», a expliqué la doctoresse à sa patiente. Les deux commentaient la récente nouvelle qui angoisse plus de 500’000 personnes qui pourraient se trouver sans accès à un service médical, à savoir la faillite, de fait, de l’institution de santé privée Masvida.

Trois récits

Ces trois récits ont un élément commun: au chaos latent qui règne au Chili dans le monde des entreprises privées s’ajoute l’incapacité de l’Etat à jouer un rôle pour protéger les droits des citoyens et des citoyennes contre les abus de ces firmes. Depuis de nombreuses années existent des accords patronaux (cartel) afin de maintenir artificiellement élevés les prix de produits comme le papier hygiénique, les médicaments, le poulet et les couches. Toutefois, le cas de Masvida a une importance particulière car il met clairement et publiquement en évidence les pratiques frauduleuses utilisées par les entreprises de santé, pratiques qui étaient déjà connues et critiquées dans les secteurs de l’éducation et de la prévoyance sociale (système des retraites).

Les pratiques frauduleuses de Masvida ne cessent de se propager et la police chilienne est en train d’enquêter suite à des accusations de plusieurs délits fiscaux. La justice a déjà confirmé que les dirigeants de la firme contrôlant le réseau Masvida ont émis des fausses factures pour près d’un million de dollars.

La santé, l’éducation et les retraites privées constituent les piliers du «modèle chilien» construit par la dictature de Pinochet, modèle qui a été maintenu avec peu de modifications par les gouvernements démocratiques. D’après Miguel Crispi, candidat au parlement pour la nouvelle alliance [créée en 2016] de gauche Frente Amplio – laquelle aspire a parvenir au gouvernement en s’inspirant de la trajectoire du Frente Amplio uruguayen –, cette situation est due au fait que la coalition de centre gauche actuellement dirigée par la présidente «socialiste» Michelle Bachelet «est un projet qui reste prisonnier du pacte qu’elle a conclu avec l’élite patronale» et avec «les règles du jeu néolibéral héritées de la dictature».

Ce qui est certain c’est que le scandale de Masvida a dévoilé certains liens évocateurs de cette firme avec le pouvoir politique. Juan Luis Castro, le médecin et député pro-gouvernemental du Parti socialiste a déclaré aux médias: «Tout cela sent la fraude et l’escroquerie, c’est la raison pour laquelle, outre la commission d’enquête, nous sommes disposés a nous joindre à la plainte pour escroquerie et pour tous les délits en rapport avec la faillite inexplicable de Masvida». Mais Castro, outre le fait qu’il participe à la commission gouvernementale, est actionnaire de l’entreprise en question, au même titre que la ministre de la Santé [Carmen Castillo Taucher] et au moins trois autres députés. Les registres des actionnaires comportent également le nom du recteur de l’Université du Chili.

Une affaire fructueuse

Ursula vit dans la même ville où, il y a plus de 25 ans, un groupe de médecins avait décidé de créer une Institution de Salud Previsional – ISAPRE (système d’assurance maladie privée mis en place en 1981) – dite de santé prévisionnelle. Comme l’a rappelé il y a quelques jours un de ses actionnaires, cette institution avait deux objectifs clairs: d’une part, obtenir pour les soignants et leurs patients les meilleures conditions pour assurer des soins de santé excellents et, d’autre part, faire une bonne affaire. Et c’est effectivement une bonne affaire. En effet, selon un rapport commandé, en 2012, par le Procureur national à l’Université catholique de Valparaiso – qui comporte les données de la Fédération Internationale de Programmes de Santé – le Chili est un des pays les plus chers du monde dans le domaine des soins de santé privés.

Si on compare sa situation avec celle de l’Argentine, une appendicectomie coûte dix fois plus et l’hospitalisation atteint cinq fois le prix d’une institution similaire dans ce pays. Ursula verse à Masvida 200 dollars par mois. Elle dispose d’un bon plan de santé, mais doit payer des suppléments pour tous les services, ce qui revient à 10 à 15 dollars pour une consultation médicale. Elle paie aussi davantage qu’un homme du même âge, car ISAPRE continue à la considérer comme «femme d’âge fertile». Même si l’horloge biologique n’indique pas la même chose, ISAPRE ne consent à aucun rabais.

A la fin de l’année dernière, le directeur du ministère de la Santé a assuré lors d’une conférence de presse que «la rentabilité du système continue à se situer à des niveaux raisonnables et non critiques pour le fonctionnement de l’industrie». Parmi les sociétés se situant dans les chiffres noirs on trouvait Masvida. Selon l’autorité de surveillance, elle avait augmenté ses bénéfices de 88% par rapport à l’année précédente. Néanmoins, le correspondant de Brecha a appris de sources internes à la firme qu’on savait qu’au moins depuis 2013 elle avait connu une expansion (avec des rachats et des constructions de cliniques) dépassant ce que lui aurait permis son capital. Ursula, «femme fertile», et des dizaines de milliers d’affiliés versaient chaque mois 51 millions de dollars. Pourtant, ce programme médical spécial aboutissait à des pertes à hauteur de 5 millions de dollars annuels pour les actionnaires. Et une seule des cliniques de ce réseau de soins déclarait un déficit de 34 millions de dollars. Bien que cet établissement – la clinique Las Lilas de Santiago – encaissât mille dollars, en urgence, pour remettre en place un coude luxé, comme a pu constater le correspondant de Brecha, qui n’est pas affilié à Masvida.

En 2015, Empresas Masvida (EMV-Système d’assurance maladie privé), une sorte de société parapluie – qui grâce à l’ingénierie financière autorisée par la législation chilienne intègre l’ISAPRE, les cliniques et les sociétés immobilières qui louaient des bâtiments à Masvida –, a commencé à chercher des associés stratégiques qui apporteraient des capitaux pour le renflouement. Lorsque plusieurs cliniques ont commencé à exiger le paiement intégral des traitements et des consultations [donc n’étaient plus couverts malgré le paiement de leurs primes], les affiliés à ce système privé d’assurance ont commencé à s’inquiéter. Beaucoup ont, dès lors, commencé l’exode vers d’autres institutions d’assurance maladie. Pour ce qui a trait aux associés de ce système ou des actionnaires d’EMV ils ont commencé à réfléchir à deux fois, lorsqu’ils ont appris l’existence des dettes pour un montant de 120 millions de dollars envers les banques et des fournisseurs de biens et services. Par ailleurs, les audits et l’examen des bilans montraient d’importants trous et des imprécisions les données comptables.

Nier l’évidence

Néanmoins, en janvier 2017, le directeur du ministère de la Santé, Sebastian Pavlovic, faisait comme s’il n’était pas au courant qu’il se passait quelque chose de bizarre dans le système d’assurance maladie. Ainsi, Sebastian Pavlovic a déclaré aux médias qu’il n’avait pas reçu «des indications concernant une faillite imminente de Masvida». Ce n’est qu’au début mars 2017 – lorsque tous les entrepreneurs étaient déjà au courant que l’ISAPRE (qui encaisse donc les cotisations obligatoires d’assurance maladie des salarié·e·s) était au bord de la faillite – que le gouvernement a nommé un contrôleur. Sa première mesure a été de décréter un «corralito» [allusion à un enclos pour limiter les mouvements d’animaux, le terme a été utilisé en Argentine, en décembre 2001, lorsque les comptes d’épargne ont été gelés] des affiliés, pour les empêcher de chercher une autre institution d’assurance maladie. Selon la logique officielle, ce procédé permettait d’éviter que le portefeuille de clients de Masvida ne perde en attractivité pour sa vente à une autre institution du système ISAPRE. Sans cela n’y resteraient que les personnes ayant des maladies chroniques, en traitement ou du troisième âge [pas acceptées dans d’autres caisses maladie]. En effet, les règles du jeu du business de la santé au Chili permettent aux institutions privées de refuser leur affiliation à ces catégories de personnes.

La principale obligation que la loi fixe pour créer une ISAPRE est de déclarer un capital et un dépôt de 280’000 dollars. A partir de là, la liberté pour les affaires est totale, au point où il existe quelques 40’000 plans de santé [type de contrats d’assurance], offerts par les sept ISAPRES. Et les différences de prix d’un examen tel qu’un hémogramme (numération de la formule sanguine) peuvent atteindre les 1000%. Déjà en 2009, le Département d’études et du développement de la direction du ministère de la Santé informait que «le choix d’un plan de santé est complexe, peu transparent, et constitue un problème pour l’usager». D’autres études sur le thème indiquent que la grande variété de plans permet aux institutions d’assurance maladie d’échapper à la comparaison, à la régulation et à la concurrence, car il devient difficile de comparer un type de contrat avec un autre, ce qui permet de construire des niches sur ce marché.

La réforme du système des ISAPRES était une des promesses électorales de Michelle Bachelet. Mais alors qu’elle arrive presque à la fin de son mandat, le projet de loi reste enfoui dans les commissions d’étude et sujet aux pressions et manipulations de l’Association des institutions ISAPRE. Les pressions des lobbies se sont accentuées, entre autres sus la houlette d’ex-ministres tels que le puissant acteur politique Enrique Correa [démocrate-chrétien, ministre sous la présidence de Patricio Aylwin, 1990-1994], qui participa au premier gouvernement de la démocratie. (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha, Montevideo, en date du 24 mars 2017; traduction A l’Encontre)

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