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Le regard avide ou l’immersion néobaroque Le théâtre d’Abattoir Fermé Installée à Malines (Belgique), la jeune compagnie flamande “Abattoir Fermé”, animée par le metteur en scène Stef Lernous, lui-même remarqué dans le milieu du théâtre amateur pour son langage à la fois idiosyncrasique et grotesque, produit des spectacles et des performances depuis 1999. Les spectacles se suivent ensuite à une vitesse étonnante. Citons, entre autres, Het hof van Leyden en afzien, Bloetverlies, Galapagos (qui marquera, grâce à une sélection pour le festival de théâtre néerlandophone, la percée définitive de la compagnie, et qui comportait une scène devenue célèbre, dans laquelle l’acteur Nick Kaldunski recevait une balle de ping-pong dans l’anus), Life on the Edge, Indie, Tinseltown, Testament, Mythobarbital et, dernièrement, Snuff, histoire théâtrale de la figuration de la violence à travers des icônes de la culture occidentale, à la fois high art et Camp. Abattoir Fermé présente – je cite Lernous – « des spectacles sur nos peurs les plus fondamentales, sur les désirs et les obsessions que l’homme a toujours voulu rationaliser ». Leur visée consiste à montrer ce qu’on ne peut montrer, à représenter l’irreprésentable. Leur théâtre ambitionne ainsi un rôle comparable à celui du cinéma de série B et des films d’horreur : montrer les excès de notre propre imagination tant individuelle que collective. Le travail de Lernous se caractérise par un grand écart entre une aspiration au Gesamtkunstwerk d’une part, et une tendance au kitsch, tantôt ironique, tantôt pathétique, d’autre part. En outre, il brille surtout par son jeu ingénieux d’inter-référentialité iconographique, puisant allègrement aussi bien dans l’histoire de l’art que dans toutes les formes de culture populaire, de préférence périphérique. Chaque spectacle d’Abattoir fermé se présente comme un labyrinthe culturel comparable à celui que met en 92 Le regard avide ou l’immersion néobaroque scène Peter Greenaway dans Prospero’s Books1, sauf que Lernous et ses collaborateurs visent à obtenir un impact beaucoup plus direct que Greenaway. Ainsi, le travail de la compagnie s’inscrit – je cite à nouveau Lernous – dans « la tradition artistique du Nord (celle de Grünewald, Bosch, Bacon, Otto Dix, Ivan Allbright) et dans son intérêt permanent pour la figuration du déclin comme on le trouve par exemple dans La Tentation de Saint Antoine de Grünewald », plutôt que de se rapporter à la tradition du Sud fondée sur la sensualité et la spiritualité matérielles et intellectuelles. Deuxième sujet de fascination, l’outsider, le dissident, le fantaisiste, les lieux ou être en marge, comme Philip K. Dick, Charles Manson ou The Michigan Cryonics Institute. Lernous et les siens ont donc un intérêt particulier pour des lieux qui symbolisent, de manière directe ou indirecte, nos propres obsessions et peurs cachées ; ils confrontent le spectateur, via une théâtralité performative, à la différence minime entre lui-même et l’outsider. Le théâtre d’Abattoir Fermé veut ainsi remettre en question les limites mêmes de la normalité, montrer cette normalité comme une construction tout à fait contingente.Tout l’intérêt du travail ne se situe dès lors pas dans la biographie individuelle des personnages grotesques, mais dans la position de l’individu dans l’histoire, réelle et inventée, et dans l’univers post-apocalyptique qui est au cœur des spectacles d’Abattoir Fermé. Via des personnages énigmatiques et souvent grotesques (démoniaques, tourmentés, masochistes, etc.), et symbolisant, chacun à sa manière, l’énergie primitive recelée au plus profond de la psyché humaine, la compagnie part à la recherche, avec la participation de son public, d’une réponse possible à la question qui nous concerne tous : quelles sont les composantes fondamentales et fondatrices de notre identité à la fois individuelle et sociale ? Comment comprendre, interpréter, raconter, représenter la place de l’homme dans un monde essentiellement transitif, comment vivre dans le monde d’aujourd’hui, marqué par le décloisonnement du sacré et du profane, de l’érotique et du répugnant. Abattoir Fermé met en scène cette question à la fois nécessaire et impossible dans un rituel théâtral qui se sert de formes anciennes, d’une part (une comparaison entre les Bacchantes d’Euripide et Snuff, le dernier spectacle de la compagnie, serait fort intéressante), et qui s’ancre de manière directe et visible dans la culture postmoderne, d’autre part. Le théâtre d’Abattoir Fermé est d’ailleurs rituel à un double niveau : d’abord, au niveau du résultat final qui représente la mise en scène ou plutôt la théâtralisation d’un rituel (Tourniquet en est le meilleur exemple), il l’est ensuite au niveau du processus même : la ritualisation fait partie intégrante de la méthodologie mise en place par la compagnie au cours des répétitions. Dans les deux cas, des archétypes empruntés à la mythologie ou encore des icônes Camp, gore ou trash 1. Cf. ANDEREGG, Michael, “Greenaway’s baroque mise en scene at the imaginative centre of Shakespeare’s The Tempest: a hypertextual recapitulation of the rivalry between Ben Jonson and Inigo Jones”, in Christel STALPAERT (ed.), Peter Greenaway’s Prospero’s Books. Critical Essays, Gand, Academia Press, 2000, p. 101-120. Karel Vanhaesebrouck 93 fonctionnent comme des jalons à l’intérieur de cette théâtralité bien spécifique. C’est précisément cette double orientation, à la fois high et low, qui est au centre de cette contribution. Deux questions s’imposent dans ce contexte. Primo : comment penser, analyser cette théâtralité rituelle ? Nous tenterons de démontrer que le concept de l’immersion néobaroque nous offre une catégorie d’analyse intéressante. Et, secundo : comment comprendre le côté Camp et kitsch à l’intérieur de cette esthétique néobaroque ? Baroque ? « Les spectacles d’Abattoir Fermé sont en effet des documentaires fictifs entièrement basés sur la réalité », telle est la description donnée par la compagnie elle-même. Ce travail effectue une recherche à l’intérieur de la zone grise entre réalité et fiction d’une part, entre cinéma et théâtre d’autre part. Des spectacles comme Moe maar op de dolend,Tourniquet, Mythobarbital et Snuff se présentent comme une succession non-hiérarchique d’images performatives, souvent carnavalesques et burlesques (Tinseltown, Hardboiled), parfois rituelles et cérémonielles (Tourniquet). Entre la théâtralité baroque de la première modernité, avec sa fascination pour l’abject et le spectaculaire, et les spectacles d’Abattoir Fermé – tel est du moins le point de vue que je défendrai ici – court une lignée transhistorique dans laquelle le visuel et non le discursif constitue le noyau de la grammaire théâtrale, et dans laquelle la performance et la ritualité vont de pair. Il y a donc un lien, nécessaire mais à découvrir, entre, d’une part, la performance de la première modernité (pensons à la violence rituelle de Titus Andronicus) et, d’autre part, le théâtre post-dramatique. Le théâtre d’Abattoir Fermé se situe, lui aussi, dans cette tradition post-dramatique, avec des spectacles comme Tourniquet, Indie, Tinseltown ou Snuff. Plutôt qu’un récit, ce théâtre prend la forme d’une expérience durant laquelle le spectateur est immergé dans un univers indéfinissable, entre vie et mort, entre fiction et réalité, entre Camp et art total ambitieux. Des personnages facilement identifiables, il n’y en a qu’exceptionnellement, leurs identités apparaissant comme interchangeables et se présentant comme impondérables. Ceux qui se risquent à remettre en question la version officielle de l’histoire du théâtre occidental, dans laquelle le théâtre post-dramatique est nécessairement précédé d’une longue période ‘dramatique’ qui s’étend de la Renaissance jusqu’à la fin du XXe siècle, tomberont, à l’intérieur de cette histoire soi-disant univoque, sur des pratiques artistiques analogues ou comparables au théâtre dit postdramatique. Ainsi, le théâtre baroque, qui prospérait en Europe à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, présente un certain nombre de correspondances tout à fait intéressantes avec les pratiques performatives que nous appelons aujourd’hui post-dramatiques (l’historien Romain Jobez parle dans ce contexte, avec un clin d’œil, de théâtre “pré- 94 Le regard avide ou l’immersion néobaroque postdramatique”).1 Derrière l’histoire officielle de la disciplinarisation aristotélicienne progressive, se cache alors une pratique explicitement performative et visuelle, une autre ligne historique donc, dans laquelle la pratique ne suit pas nécessairement la théorie : le théâtre baroque, le théâtre romantique, le surréalisme, le théâtre de variété et le music hall, et, finalement, Abattoir Fermé. Certes, le baroque est un terme qui échappe à toute tentative de définition. Son contenu semble correspondre à une autre période historique en fonction du contexte géographique, et vice versa. Le mot ne semble d’ailleurs pas coïncider avec un style uniforme et clairement identifiable : c’est précisément sa diversité qui constitue sa caractéristique essentielle. D’une manière générale, le baroque s’associe à toute une série de connotations négatives : bizarre, extravagant, capricieux, tape-à-l’œil, irrégulier. Il serait la dégénération de la Renaissance, ou une pré-forme défectueuse du classicisme (pré-classicisme). Plutôt qu’à l’aide de caractéristiques formelles, le baroque devrait être décrit en termes d’expérience : le baroque est d’abord in the eye of the beholder, il est un regard, avide et glouton, dont le moteur principal serait cette « folie du voir » (Christine Buci-Glucksman)2. Le baroque vise non seulement un impact visuel direct dans lequel le spectaculaire (showing) l’emporte sur le narratif (telling), il se caractérise également et d’abord par une expérience liminale dans laquelle la distinction confortable entre la réalité et la fiction, entre notre monde et un autre est pour ainsi dire temporairement déboîtée. Le baroque est performatif par nature : il essaie de mettre en place un monde transitoire entre celui qui fait et celui qui regarde, il immerge – c’est du moins son ambition – le spectateur dans une expérience temporelle et spatiale. De plus, le théâtre baroque, avec ses effets frappants, son langage visuel et son jeu hyperbolique, faisait directement appel au regard désirant du spectateur de l’époque, à ce que le libertin Saint-Réal, dans son remarquable traité De l’usage de l’histoire3, a décrit comme « le plaisir du mal », c’est-à-dire le plaisir qu’on éprouve lorsqu’on regarde le désordre ou le vice dans les yeux. Le spectateur devrait donc être immergé dans une expérience, via une représentation spectaculaire et hypertrophiée (ce dernier mot joue, comme nous le verrons, un rôle clef dans l’analyse du kitsch et du Camp). En d’autres termes, le théâtre baroque joue un rôle comparable au film d’horreur aujourd’hui : il essaie de montrer ce qui est juridiquement ou moralement inadmissible, de représenter ce qu’on ose à peine s’imaginer. Le gore est donc présent de tout temps. 1. JOBEZ, Romain, La question de la souveraineté dans la tragédie baroque silésienne, thèse de doctorat, Paris, Université de Paris X – Nanterre, 2004, p. XX. 2. BUCI-GLUCKSMAN, Christine, La folie du voir. Une esthétique du virtuel, Collection “Débats”, Galilée, Paris, 2002. 3. SAINT-RÉAL, César Vichard de, De l’usage de l’histoire, 1671, texte présenté par René Démoris et Christian Meurillon, GERL 17/18, Art et texte, 2000. Karel Vanhaesebrouck 95 Contrairement à l’opinion couramment répandue, on ne peut réduire le baroque à une simple « absence de règles ». Les règles et les conventions jouent un rôle crucial dans le régime visuel baroque. Le baroque se définit comme un jeu avec les règles qui passe par le fait de les exhiber, de les expliciter, voire si nécessaire de les détourner. Il implique la présence d’une métaconscience, d’une autoconscience médiale aussi bien au niveau de l’encodage que du décodage. Ceci-dit, il n’équivaut pas, comme on le suppose trop souvent, à un processus d’immersion qui suspendrait tout esprit critique. Au contraire, l’idée de baroque présuppose une conscience des codes et des conventions médiales. Il s’agit bel et bien d’un jeu conscient avec les limites de l’art de la représentation, un art appelant à la participation consciente du spectateur (contrairement au maniérisme dans lequel l’artiste est d’abord concerné par la démonstration de sa propre virtuosité et dans lequel le spectateur est maintenu à distance). Le baroque présuppose donc une conscience métathéâtrale. Le temps et le mouvement constituent les pierres de touche de la culture visuelle baroque. Alors que le maniérisme fonction sur la base des principes d’accumulation et de simultanéité (le temps est pour ainsi dire gelé ; la composition toute entière converge vers les limites du cadre), le baroque, comme le montre par exemple le travail du Caravage, est un instantané, l’indication d’une action dramatique plus large qui excède, parfois littéralement, comme sur les plafonds de certaines églises baroques, le cadre de l’image même, ou bien de la scène dans le cas du théâtre. Dans la majorité des cas, l’essence de l’action se déroule en dehors de ce cadre. Autrement dit, le baroque est fondamentalement dynamique et théâtral, il installe une réalité qui, à première vue, est imperceptible. Par exemple dans Martirio di Santa Barbara e punizione del padre Dioscuro, une peinture du napolitain Filippo Vitale (1585-1650), le père Dioscuro est terrifié par quelque chose qui n’est pas représenté sur le canevas. Il résulte de ce choix une scène intense et hautement dramatique dans laquelle le moment représenté n’est qu’un fragment d’un mouvement plus large. Si l’on observe le Martirio di San Lorenzo de Massimo Stanzione (1585-1658), le drame condensé en une seule image se réfère à toute une série d’actions. Dans certaines, le spectateur est même directement impliqué dans la scène. On trouvera un exemple fort intéressant d’immersion consciente dans la figuration de l’histoire de Judith et Holopherne. Cette histoire fut non seulement un topos populaire dans le théâtre de la première modernité, mais elle réapparaît aussi à travers l’Europe dans diverses peintures comme par exemple le Judith et Holopherne de Louis Finson (1580-1617), ou Judith montre la tête de Holopherne au peuple de Béthulia, de Gerrit Pietersz Sweelinck (1566-1612) : dans les deux cas, le spectateur est directement regardé par la tête tranchée d’Holopherne, ces yeux morts fixant froidement le regard qui les observe. Bien évidemment, les deux peintres avaient parfaitement conscience de l’impact rhétorique de leur choix : ils mettaient à l’épreuve les conventions mêmes de la représentation. 96 Le regard avide ou l’immersion néobaroque De plus, le spectateur du tableau s’étonne de l’apathie de la femme qui tranche la tête d’Holopherne dans le cas de Finson, ou de celle qui présente la tête décapitée chez Sweelinck. On notera la même apathie dans Giuditta e la fantesca con il capo mozaato di Olofere de Filippo Vitale. Tous ces exemples se servent de représentations très conventionnelles. Ces peintures démontrent clairement comme la machinerie mimétique baroque, qui tente d’instaurer un lien entre la représentation et la réalité représentée, ne peut fonctionner qu’en faisant appel à des conventions. Elles prouvent surtout que le baroque est un paradigme absolument performatif dans la mesure où il tente d’installer un effet de réel en utilisant des représentations conventionnelles d’émotions présupposées réelles. On constate alors que l’immersion – souvent considérée comme le noyau même du baroque – ne peut fonctionner qu’en recourant à un système conventionnel et parfois hyperbolique. Le sanglant, la violence, la cruauté ne peuvent avoir un impact réel qu’en se combinant avec des conventions lisibles et crédibles : c’est la convention qui met en marche la mimesis ? Autrement dit dans le baroque, c’est l’artifice qui engendre l’effet de réel. Cette caractéristique réapparaît dans la culture visuelle dite baroque, à la fois historique (« early modern ») et contemporaine (« neobaroque ») : une expérimentation consciente utilisant l’idée même de la représentation. Le baroque s’envisage dès lors en termes de confusion visuelle, celle-ci constituant l’essence même (et le plaisir) de l’acte de regarder. Il s’agit d’un jeu dans lequel les règles sont consciemment détournées, dans lequel elles sont thématisées comme une construction contingente. Le baroque est donc bien plus qu’un art sans règles : il appelle donc, plutôt qu’une immersion sédative, une réactivation consciente du regard du spectateur, en le rendant conscient – par le truchement du système conventionnel – de la conventionalité même de sa propre perspective et de son Umwelt. Le même désir, comme nous le verrons, se situe au cœur du travail d’Abattoir fermé. Néobaroque ? Au risque de simplifier les choses, on pourrait défendre l’idée que les composantes de base du théâtre post-dramatique (l’appel direct à l’appareil sensoriel du spectateur, le langage visuel direct, la succession nonhiérarchique de moments performatifs, etc.) sont déjà présentes dans la pratique baroque. La correspondance entre cette pratique artistique et le théâtre d’Abattoir Fermé ne manque d’ailleurs pas d’intérêt : le langage hyper-visuel (avec Snuff et Tourniquet comme apogée provisoire), l’usage d’effets marquants (pensons à la succession carnavalesque dans Tinseltown, dans laquelle des scènes, copiées ou imaginées, de films de science-fiction, de films porno des années soixante-dix, de slashers, etc. se succèdent à une vitesse frénétique), la succession sans logique de tableaux performatifs dans Snuff, l’étalage avide de gore (les têtes de vache dans Indie). Le théâtre d’Abattoir Karel Vanhaesebrouck 97 Fermé est un appel direct au regard du spectateur, qui regarde avec grand plaisir. Dans Indie, Tinseltown et Lala-land, les trois spectacles qui forment la trilogie Chaos, cette idée est même thématisée de manière directe. Dans cet univers post-apocalyptique, Lernous et Vandecasteele mettent en scène une parade burlesque de freaks, d’un bourreau juif à un producteur de snuff movies. Ils dressent ainsi un portrait peu glorieux de l’envers de cette industrie du regard qu’est Hollywood. Ils nous confrontent à notre propre regard qui s’approprie la réalité qui nous entoure, qu’elle soit fictive ou réelle. Les spectacles d’Abattoir Fermé non seulement exploitent le regard du spectateur (qui est à dessein aveuglé dans la scène clôturant Mythobarbital), ils visent également à déstabiliser l’appareil sensoriel du spectateur dans son intégralité, en l’immergeant dans une expérience à la fois spectaculaire et limitée dans le temps. Le spectateur, quant à lui, est invité à se prêter à ce jeu. L’essence de ce travail se trouve bien là : via l’exubérance de sa forme, ce théâtre renvoie le spectateur à lui-même, à ses propres interprétations. De cette surabondance, de ce chaos, découle l’introspection. Ainsi, le travail de Lernous et de ses collègues pourrait être considéré comme une forme de théâtre néobaroque (j’emprunte le terme aux travaux de, entre autres, Angela Ndalianis), comme une actualisation de la théâtralité baroque, telle qu’on la retrouve par exemple dans le théâtre de la cruauté français de la fin du XVIe et du début du XVIIe en France, mais aussi bien dans le restoration spectacular à la fin du XVIIe siècle, avec son goût pour les machines et les effets (la dernière scène de Tinseltown) – toutes des pratiques culturelles qui font de manière directe appel au regard du spectateur. Le néobaroque n’est donc pas l’apanage du postmodernisme, comme semble le suggérer Angela Ndalianis dans son livre Neobaroque Aesthetics and Contemporary Entertainment1 (2004), mais fait plutôt partie d’un continuum historique, qui relie ces pratiques culturelles que l’histoire a qualifiées d’exubérantes, de bizarres, d’excessives et donc d’irrégulières : l’inquiétante étrangeté qui émane des récits de Poe, Le Magicien d’Oz de Frank Baum, les aventures hallucinantes dans Alice au Pays des Merveilles, l’exubérance spectaculaire des films de la première époque hollywoodienne, l’irrégularité néovictorienne du steam punk, les peintures d’Antoine Wiertz, l’architecture tortueuse de Frank Gehry, etc. Bien qu’ils soient tous différents, ces artistes ont tenté, chacun à sa façon, d’échapper à la poétique régulatrice de leur temps, en prenant comme point de départ l’inconstance et la transformation. Le néobaroque est donc, comme l’indique Omar Calabrese dans son ouvrage Neobaroque : A Sign of the Times, « une quête et une valorisation de formes qui manifestent une perte d’intégrité, de totalité, et un système favorisant l’instabilité, la pluri-dimensionnalité et le 1. NDALIANIS, Angela, Neobaroque Aesthetics and Contemporary Entertainment, MITPress, Cambridge/London, 2004. 2. CALABRESE, Omar. Neo-Baroque: A Sign of the Times, trans. Charles Lambert. Princeton, New Jersey : Princeton University Press, 1992, xii. 98 Le regard avide ou l’immersion néobaroque changement. »2 Le néobaroque d’Abattoir Fermé n’est certes pas un « retour au baroque »1, il ne s’agit donc pas d’une doublure du baroque de la première modernité ou d’une muséification. Le baroque s’articule comme une ligne transhistorique toujours présente de manière latente et réapparaissant à la surface à des moments précis, grâce à certains stimuli contextuels ou technologiques – c’est donc un phénomène qui fonctionne à l’intérieur d’un contexte bien spécifique. Le théâtre d’Abattoir Fermé s’inscrit ainsi dans le paysage de la culture postmoderne, à la fois par ses aspects les plus high brow et sa dimension pulp, fragmentée, sérielle, répétitive et cyclique. La répétition y devient une stratégie créative qui vise la variation et non la stabilité. Le mot-clef, nous l’avons déjà évoqué, est l’immersion. Les spectacles d’Abattoir Fermé tentent de détacher le spectateur de sa réalité quotidienne, lui offrent une expérience néobaroque, un espace-temps délimité dans lequel il est immergé, comme s’il sautait dans une piscine, entouré d’eau et détaché du monde extérieur, la rumeur du monde n’étant pas plus qu’une réminiscence lointaine. Ils nous demandent de déconnecter les mécanismes de contrôle qui nous empêchent de nous perdre dans ce spectacle rituel. Au lieu d’une distance ironique, telle qu’on la retrouve dans des pratiques Camp, on se trouve immergé dans une structure labyrinthique d’où le spectateur ne peut sortir que par ses propres moyens. A l’intérieur de cet univers, la laideur du Camp va de pair avec une recherche du sublime et du rituel qui semblent occuper une place de plus en plus dominante dans le travail de la compagnie. Dans Mythobarbital par exemple, le spectateur se trouve face à un univers étrange et insomniaque, habité par trois zombies. Le spectacle se compose d’une succession de tableaux, chacun oscillant à sa façon entre solennité, introspection et ironie Camp. Des actions rituelles, exécutées avec un regard apparemment égaré, se succèdent, y compris un rituel dionysiaque avec du lait et des raisins et une douche froide et purificatrice. Le spectateur, quant à lui, se retrouve pris dans un flot de pensées, comparable à celui d’Inland Empire de David Lynch, une série non-logique de fragments individuels. C’est à cet endroit précis, au cœur de cette expérience d’immersion, que se trouve l’essence du néobaroque : l’idée qu’on puisse affronter la réalité en jouant avec ses limites. Maniérisme, kitsch et Camp Le Camp constitue selon Denilson Lopes Silva un élément central dans le baroque contemporain : « Je dirais que l’actualité du baroque dans le cadre d’une société médiatique, et en tant qu’esthétique de l’artifice, se situe au1. Cf. MOSER, Walter, Nicholas Goyer, “Baroque: l’anachronie du contemporain”, in Walter MOSER, Nicholas GOYER (éd.), Résurgences baroques. Les trajectoires d’un processus transculturel, La lettre volée, Bruxelles, 2001, p. 7-21. Karel Vanhaesebrouck 99 delà du néobaroque, dans la sensibilité Camp »1. Le Camp serait alors le produit d’un courant particulier de la « contre-culture » qui mettrait sous pression la culture dominante : « le Camp est […] irrigué par le courant de la contre-culture des années soixante, qui cherche à augmenter la visibilité des comportements provenant de traditions culturelles “mineures” très diversifiées, et même à les assimiler dans l’histoire occidentale »2. De même, le travail d’Abattoir fermé se trouve fortement déterminé par son cadre de référence subculturel. Le Camp démonte, déconstruit, critique via des stratégies d’hypertrophie et d’accumulation, les codes et cadres considérés comme évidents. Et c’est bien là que se rencontrent le baroque et le Camp, dans leur « prédilection pour l’artificiel et pour l’excès, considérant le monde comme un phénomène esthétique, non pas en termes de beauté mais de degrés d’artifice et d’esthétique ».3 En même temps, le travail d’Abattoir Fermé – et ce point reste à développer – semble déployer un certain nombre de caractéristiques du maniérisme, qui recoupent partiellement celles du baroque et qui, elles aussi, semblent entretenir un lien privilégié avec les phénomènes du kitsch et du Camp. Je pense notamment à l’usage de couleurs primaires, le jeu avec la forme du corps (par exemple « l’étirement presque contre nature des corps, leur posture aux équilibres invraisemblables, l’exagération du mouvement, et surtout la qualité presque calligraphique de leur installation dans l’espace ou dans le tableau »4), ainsi que la surcharge ornementale et la recherche de la surprise, comme si la scène était un Wunderkammer qui se déroulait à la fois dans le temps et dans l’espace ; on y retrouve enfin les thématiques de prédilection du baroque et du kitsch (mort, érotisme, perversion et violence). Le théâtre d’Abattoir Fermé oscille donc entre, d’une part, une surcharge et une auto-référentialité maniériste et, d’autre part, le désir d’immersion néobaroque. Et c’est bien à ce niveau-là – et non à celui des catégories formelles que le maniérisme et le baroque partagent dans une certaine mesure, l’histoire de l’art étant faite de transitions plutôt que de ruptures – que se situe la différence essentielle entre les deux : le baroque dépasse la simple exhibition de la virtuosité, il propose au spectateur une expérience d’immersion et il est donc par définition performatif. Autrement dit : le maniérisme consisterait en premier lieu en une démonstration hypertrophique de sa propre virtuosité, alors que le baroque et le néobaroque tentent d’offrir au spectateur une véritable expérience d’immersion, en jouant sur la distinction même entre le réel et le fictif, en prenant comme 1. SILVA, Denilson Lopes, « Esthétiques contemporaines de l’artifice : du néobaroque au Cap », Walter MOSER, Nicholas GOYER (réd.), Résurgences baroques. Les trajectoires d’un processus transculturel, La Lettre volée, Bruxelles, 2001, p. 157. 2. Ibid. 3. Ibid. 4. FALGUIÈRES, Patricia, Le maniérisme. Une avant-garde au XVIe siècle, Découvertes Gallimard, Paris, 2004, p. 74. 100 Le regard avide ou l’immersion néobaroque point de départ même le “comme si” théâtral. Le maniérisme montre, à travers un jeu autoréférentiel, l’artifice (et c’est au spectateur de reconnaître sa virtuosité), le discours performatif du baroque joue avec cet artifice, le déconstruit : la fonction référentielle se soumet alors à la fonction émotive voire immersive. Le maniérisme laisse le spectateur dans la certitude (il sait que ce qu’il voit est faux), alors que le baroque fait croire au spectateur qu’il lui présente une réalité (tout le plaisir est donc dans le non-savoir, dans l’incertitude). Ma proposition serait alors la suivante : le kitsch se rapporte au Camp, comme le maniérisme se rapporte au baroque. Bien évidemment, le kitsch et le Camp sont des catégories voisines qui fonctionnent au moyen de l’hypertrophie et d’une esthétique hyperbolique et spectaculaire. Le kitsch se caractérise toujours par un trop, trop de détails, trop de couleurs, trop de formes, trop de sentimentalité, comme si l’on voulait remédier à son propre horror vacui ; il fonctionne au moyen d’une imitation des caractéristiques que l’on attribue à l’art1. Ceci dit, le kitsch est toujours une entreprise sérieuse : son créateur est absolument convaincu des qualités de sa création, qu’il considère comme une démonstration directe de sa propre virtuosité. Le Camp, par contre, est un usage conscient (mais pas nécessairement ironique) d’un objet ou d’une esthétique kitsch (je ne suis donc pas d’accord avec Susan Sontag qui postule dans ses “Notes on Camp” que « les exemples de Camp pur ne sont pas intentionnels : ils sont absolument sérieux »)2. Le Camp n’ambitionne en rien de cacher la réalité telle quelle, de la couvrir d’un glaçage. Au contraire, il nous montre son caractère artificiel et construit, il montre le « comme si », cet artifice esthétique, en jouant consciemment sur cette confusion entre humour et sérieux, entre beauté et laideur, entre réalité et artificialité, et cela via l’usage conscient d’un langage hyperbolique (n’oublions pas que le verbe “se camper” signifie d’abord « se tenir en un lieu dans une attitude fière, hardie ou provocante »). Le Camp confronte donc, comme les spectacles d’Abattoir Fermé le font, une culture à ses propres excès, à ses fantaisies cachées, il montre et, surtout, joue avec les constructions sociales et identitaires derrière nos pratiques culturelles. Plutôt qu’un effet non désiré comme le suggère Sontag (« on ne produit pas du Camp en le faisant exprès »), le Camp est donc une stratégie potentiellement critique voire subversive. Le théâtre d’Abattoir Fermé nous montre que la distinction entre le maniérisme et le baroque se caractérise par une grande porosité, malgré leur contexte historique et esthétique différents, et que, dans leur version transhistorique ou même postmoderne, ces deux régimes visuels se 1. Cf. GREENBERG, Clement, “Avant-garde et kitsch”, 1936, http://www.sharecom.ca/ greenberg/kitsch.html 2. SONTAG, Susan, “Notes on ‘camp’”, in Ernest MATHIJS, Xavier MENDIK, The cult film reader, Open University Press, New York, 2008, p. 41-52, ici p. 46. Karel Vanhaesebrouck 101 rapportent de manière directe aux catégories du kitsch et du Camp, via une esthétique spectaculaire. Cependant, ce même théâtre ne se propose pas d’ironiser sur cette esthétique de manière continue, il en fait usage pour montrer les aspects étrangement inquiétants de notre réalité. Lernous et ses collègues ne se limitent donc pas à démonter l’artifice (leur théâtre n’est ainsi pas maniériste, ou néo-maniériste si l’on veut), ils prennent ce même artifice comme point de départ d’une expérience complexe, voire liminale, et donc baroque, qui vise à créer un effet de réel, ou plutôt, un autre réel. Le néobaroque d’Abattoir Fermé n’est pas une série de caractéristiques inhérentes à tel ou tel objet (il n’est donc pas un style stylé), il est d’abord une performance qui se déroule, pour utiliser les mots de Richard Schechner et de Victor Turner, « in between and in betwixt », et qui est donc directement lié à l’idée du rituel. La théâtralité néobaroque présuppose un espace-temps dans lequel le spectateur est immergé dans une expérience. Autrement dit, elle vise un certain impact, à travers la performance et à travers une esthétique hyperbolique kitsch ou Camp, sur le spectateur, qui, à son tour, transforme cette figuration en véritable séance d’immersion – dans la violence, dans un monde gore, dans la catastrophe ou la post-catastrophe, bref, dans le rituel de voir souffrir ou jouir un corps, ensemble. Contrairement au maniérisme et au kitsch, le néobaroque et le Camp sont donc par définition des modes de coproduction. Karel VANHAESEBROUCK Université de Maastricht