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Mort de Chaolin Zhang à Aubervilliers: trois agresseurs qui ciblaient des Asiatiques

Près d'un an après l'agression du couturier chinois en banlieue parisienne, «Libération» a eu accès au dossier et a pu reconstituer les faits et le profil des mis en examen.
par Gurvan Kristanadjaja
publié le 27 juillet 2017 à 10h45

L'affaire est devenue le symbole de la stigmatisation des personnes d'origine asiatique à Paris. Le 7 août 2016, la mort de Chaolin Zhang, un couturier chinois de 49 ans décédé après un vol violent perpétré par trois jeunes hommes, a suscité la colère de la population et des associations. Dans les rues d'Aubervilliers puis à Paris, des milliers de personnes ont manifesté pour réclamer davantage de sécurité. On a attribué à cette agression les mots de «racisme ordinaire». Le 20 juillet, la circonstance aggravante de racisme a d'ailleurs été retenue. Un an après les faits, Libération, qui a eu accès au dossier, reconstitue le déroulé et revient sur le profil des accusés.

«Dims le meurtrier»

Après le vol, il faudra attendre deux semaines pour que l'enquête s'accélère. Le 25 août 2016, alors qu'aucun des suspects n'a été encore interpellé, une source anonyme confie aux enquêteurs qu'un jeune homme d'une cité voisine se fait appeler «le meurtrier» depuis le décès du couturier. Il se vanterait même d'être l'auteur de l'agression. Des recherches sur son compte Facebook permettent à la police de l'identifier : M., 19 ans, est déjà connu des services pour un vol à l'arraché en janvier 2016. Son profil s'étaye au gré des renseignements recueillis : sans emploi, il pratique la boxe et vit chez sa mère. En raison de problèmes de santé et à cause d'ennuis judiciaires, il a dû quitter le deuxième régiment de dragons de l'armée. Au moment des faits, il est donc inscrit à Pôle Emploi. Il enregistre aussi des morceaux de rap sous le nom de «Dims le meurtrier». Dans l'un d'eux, publié sur YouTube en juillet 2016, on le voit notamment lancer : «On la ferme quitte à prendre du ferme […] Bien garni en vol aggravé, ton blase gravé en GAV.»

Dans le même temps, la vidéosurveillance livre d'autres informations. Fin août, les enquêteurs découvrent des images des trois assaillants en train de fuir le soir de l'agression. Quatre jours après, trois jeunes reviennent en scooter sur les lieux. On les voit ainsi à visage découvert, à l'angle de la rue des Ecoles, en train de briser la caméra à coups de marteau. Grâce à ces éléments, les enquêteurs parviennent à identifier les deux autres agresseurs suspectés : S., un lycéen de 17 ans et Y., un collégien de 15 ans.

«Moi, je faisais le guet»

Le 29 août au petit matin, le Groupe de soutien opérationnel de Saint-Denis (GSO 93) et des policiers du commissariat d'Aubervilliers procèdent à l'interpellation des trois suspects au domicile de leurs parents respectifs. Placés en garde à vue, M. et S. restent d'abord mutiques, selon les procès-verbaux que Libération a pu consulter. L'aîné nie connaître les deux autres assaillants et dit ne pas être impliqué. Seul le plus jeune d'entre eux, Y., encore collégien, consent à s'expliquer dès le début de sa garde à vue. Il minore son implication : «Rue des Ecoles, nous avons vu deux personnes d'origine chinoise et nous avons remarqué que l'une de ces personnes avait une sacoche. Direct, nous avons décidé de prendre cette sacoche sans même se concerter. Nous les avons alors suivis. M. a donné un coup de pied à l'une des personnes qui est tombé par terre. Moi, je faisais le guet et S. a pris la sacoche du second.»

Les auditions successives de l'étonnant trio révèlent finalement un récit assez détaillé des faits. Ils font connaissance à la cité Lénine d'Aubervilliers, où ils résident, mais selon M., ils ne se fréquentent «pas souvent». Pourtant, sur une photo Facebook, les trois amis se prennent fièrement en selfie. Le dimanche 7 août, M., S. et Y. passent la journée ensemble au centre commercial Le Millénaire. En quittant les lieux, ils se mettent en tête de «voler un téléphone». Entre 18 h 34 et 18 h 40, dans la rue des Ecoles, ils aperçoivent deux individus d'origine asiatique, Chaolin Zhang et Keshou Ren. Ils les suivent puis passent à l'action sans dire un mot. Lors de leur seconde audition, S. et Y. se montrent plus bavards et assurent que c'est M. qui aurait asséné un coup de pied dans le thorax de Chaolin Zhang.

De son côté, M. réfute cette version et conteste être l'instigateur des faits : «A la base, je devais faire le guet. Ensemble, on a vu passer les deux personnes d'origine chinoise et on les a suivies. J'ai alors attrapé l'homme par le col et je lui ai dit "toi, tu ne bouges pas". Je l'ai ensuite relâché et il est venu vers moi en voulant me mettre un coup, je l'ai repoussé en posant mes deux mains sur son torse. Il a chuté au sol et il a frappé sa tête sur le sol.» Avant d'avouer l'avoir «poussé avec son pied», puis une nouvelle fois de revenir sur ses déclarations. Il exprime aussi des regrets : «Ça ne devait pas se passer comme ça, on voulait juste le voler.» Une chose est sûre : ce jour-là, Chaolin Zhang tombe à la renverse, sa tête heurte un muret. S. et Y. arrachent, eux, la sacoche du deuxième homme, l'un d'eux le frappe à la joue. Puis les trois jeunes hommes s'enfuient en courant, la sacoche à la main.

Des cigarettes, des lunettes et des bonbons

De retour à la cité Lénine, ils vident le contenu de la sacoche sur le sol. Le butin est bien maigre : des cigarettes, des lunettes, une batterie externe et des bonbons. Faute de trouver de l'argent, les trois hommes décident de la jeter à la poubelle. Pendant ce temps-là, Chaolin Zhang, d'abord conscient, est transporté à l'hôpital. Il y décède cinq jours plus tard. Selon le rapport d'autopsie consulté par Libération, il est mort des suites d'un «traumatisme crânien grave, découlant d'une fracture du rocher gauche avec hémorragie intracrânienne». Le père de famille d'origine chinoise présente aussi une fracture hémorragique du larynx, qui serait vraisemblablement la conséquence du coup reçu à la poitrine.

Sur la base de ces informations, une confrontation entre les trois hommes est organisée le 17 novembre au tribunal de Bobigny. Ils sont tous mis en examen pour «vol avec violence ayant entraîné la mort». La juge les met face à leurs différentes versions. Le trio fait d'abord machine arrière et minimise : M. ne l'aurait pas frappé avec son pied, mais seulement «poussé avec les deux mains». Y. explique à la juge qu'au moment de son incarcération, il a eu «des visions» : «M. n'a pas envoyé un coup de pied, le Chinois lui a fait peur et il l'a juste poussé.» S. revient également sur ses déclarations, assurant qu'il n'avait pas bien compris la question des policiers : «Moi j'ai vu qu'il l'a poussé avec ses deux mains, comme la victime a eu peur, bah voilà.»

M. lui-même finit par avouer spontanément, alors que l'audition est sur le point de se clore : «Je confirme le coup de pied que j'ai mis, que malheureusement ça s'est mal passé, j'ai juste mis le coup de pied pour éviter le coup.» Les versions du témoin principal, Keshou Ren, et celles initialement tenues par S. et Y. concordent néanmoins sur ce point : M. a frappé Chaolin Zhang immédiatement, sans que ce dernier n'ait eu le temps de résister.

«Les Chinois ont plus d’argent»

Autre point qui intéresse rapidement les enquêteurs : le motif de l'agression. Durant sa garde à vue, S. n'en a pas fait mystère : «Les personnes d'origine asiatique ont plus d'argent. On a entendu souvent dire que les Chinois ont beaucoup d'argent.» M. et Y. concèdent aussi aux policiers que le cliché «Chinois = argent» a motivé le passage à l'acte. Dans les rangs de la manifestation qui a suivi la mort de Chaolin Zhang, le 30 août, une rumeur courrait : «Il paraît qu'il y a des gangs qui sont spécialisés dans le vol des Chinois», nous soufflait-on.

Le profil de M. semble, en tout cas, attester que les personnes d'origine asiatique seraient devenues des cibles privilégiées. Entre décembre 2015 et janvier 2016, le jeune homme a déjà été mis en cause dans vingt-trois affaires de vol avec violence, commises en groupe contre des personnes d'origine asiatique dans la zone de la rue des Ecoles. Il a expliqué aux enquêteurs avoir été relaxé dans une quinzaine d'entre elles. A ce stade, il a été condamné une seule fois, dans un dossier où le mode opératoire est identique à celui de l'affaire Zhang : dans le même secteur, les agresseurs suivaient des victimes d'origine asiatique avant de leur porter des coups et de se saisir de leur sac à main. Ce groupe assénait «des coups parfois extrêmement violents aux victimes pour neutraliser leur résistance», peut-on lire dans le rapport d'enquête. S. avait, lui aussi, été déféré en 2016 à deux reprises pour des faits de vol avec violence, et placé sous contrôle judiciaire. Y. avait également des antécédents et se trouvait en «liberté surveillée préjudicielle» (une mesure qui vise à surveiller le comportement d'un mineur).

Circonstance aggravante

Vendredi, la magistrate en charge du dossier a décidé de retenir la circonstance aggravante de racisme, avant même la tenue du procès. Un fait inédit si tôt au cours de l'instruction, car dans les dossiers qui concernent des personnes d'origine asiatique, les faits sont difficiles à étayer, selon Me Vincent Fillola, avocat de la famille. «C'est un racisme banalisé. Plusieurs éléments ont permis de requalifier le dossier. D'abord, leurs déclarations : le fait qu'ils n'aient pas ciblé ces personnes de manière anodine. Et puis leurs antécédents : deux d'entre eux étaient en liberté surveillée, l'autre était déjà connu pour des faits de violence qui visaient la communauté.» Me Rachel Lindon, avocate à la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme) – qui s'est constituée partie civile – ajoute : «Le fait que les prévenus soient passés aussi rapidement et clairement aux aveux a sans doute joué.»

Interrogé, Me Philippe Henry Honegger, avocat de M., a indiqué à Libération avoir contesté la circonstance aggravante de racisme : «C'est dévoyer ce pour quoi la loi a été faite. Quand le motif est simplement de considérer que ces gens ont de l'argent, ça n'a rien de racial. Qu'ils soient Chinois n'a aucun lien. Il est vrai qu'il y a des personnes d'origine chinoise à Aubervilliers qui travaillent dans le textile et donc échangent de l'argent liquide. Mais s'ils avaient été Turcs, Australiens ou Bretons, ils y seraient allés aussi. A une époque, les jeunes attendaient sur le bord des autoroutes et cassaient la vitre avec des pierres. Ils prenaient le sac des femmes. Pourtant on ne leur a jamais dit "c'est un vol sexiste". Et poursuit, selon un raisonnement assez inédit : A un moment, les personnes d'origine chinoise étaient régulièrement la cible de vol après les mariages à la sortie du restaurant. Ils recevaient une somme importante, c'est la tradition. Si les Australiens avaient eu la même tradition, ils auraient été visés aussi. Ce n'est pas du racisme. La communauté asiatique a décidé de sensibiliser sur la question du racisme anti-asiatique. Je ne dis pas qu'il n'existe pas. Mais les juges se sont peut-être laissés emporter par ça.»

En septembre, la circonstance aggravante de racisme anti-asiatique avait déjà été retenue dans un cas similaire. Trois hommes s'en étaient pris à une famille d'origine chinoise à la sortie d'un restaurant à Bobigny. Déjà, deux éléments que l'on retrouve dans le dossier d'Aubervilliers avaient permis de requalifier les faits : les hommes étaient connus pour des vols avec violence visant des personnes d'origine asiatique, et il avait pu être établi grâce à la vidéosurveillance que les trois agresseurs avaient délibérément ciblé leurs victimes sur leur apparence physique. Le jugement, consulté par Libération, précise que «la circonstance aggravante n'a fait l'objet d'aucune discussion de la part des trois prévenus». Ce qui ne sera probablement pas le cas lors du prochain procès de M., S. et Y., qui doit se tenir d'ici la fin de l'année. Lors de la confrontation, lorsque la juge leur a exposé la circonstance aggravante, les trois hommes se sont défendus de racisme. D'un côté, Me Honegger se dit prêt à «défendre cette position». De l'autre, les parties civiles n'ont aucun doute sur le caractère raciste de l'agression. Y. encourt jusqu'à 15 ans de prison, S. 30 ans, et M. la perpétuité.

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