Témoignage exclusif

Témoignage exclusif. Les dossiers noirs de l’ONU

Haut-fonctionnaire aux Nations unies, le Suédois Anders Kompass a transmis à la justice française un rapport interne sur les accusations d’abus sexuels par des militaires sur des enfants en Centrafrique. Suspendu de ses fonctions, il dénonce une enquête escamotée.
par Anne-Françoise Hivert
publié le 27 octobre 2016 à 19h21

Dans les rues de Stockholm, les couloirs du métro, les passants l'arrêtent pour le remercier de ne pas avoir cédé face à ceux qui voulaient le faire taire. Il incarne, pour eux, l'idéal de la diplomatie suédoise. Discret, Anders Kompass («la boussole», en Suédois) confie sa gêne. On le retrouve au café du musée de la Méditerranée, à quelques mètres du ministère des Affaires étrangères, où il est en charge de l'Amérique latine depuis le 1er septembre. Il a quitté ses fonctions à l'ONU fin juillet. «Je ne pouvais pas continuer à travailler pour des chefs en qui je n'ai aucune confiance, et qui n'ont plus confiance en moi», lâche-t-il.

Le haut-fonctionnaire, longtemps tenu au silence, n'évite aucune question. Sous la mèche blonde poivrée, le regard s'embue quand il évoque les enfants de République centrafricaine (RCA), trahis par ceux qui devaient les protéger. On l'a décrit comme un lanceur d'alerte. Il dément : «Je n'ai rien rendu public. Je n'ai fait que transmettre un rapport en interne.» Son récit est celui d'une machination, orchestrée au plus haut niveau des Nations unies, pour dissimuler l'immobilisme d'une organisation incapable de lutter contre les abus commis par ses propres soldats.

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Après trente ans passés sur le terrain, alternant les missions pour le ministère suédois des Affaires étrangères et l’ONU en Amérique latine, Anders Kompass avait été nommé en 2009 directeur des opérations au Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) à Genève. Il y travaille depuis cinq ans quand un collègue, en juillet 2014, lui remet un rapport de six pages, rédigé par la Française Gallianne Palayret, fonctionnaire de l’ONU détachée pour trois mois à Bangui, en RCA. Il contient les témoignages de six enfants qui accusent des militaires français de la force «Sangaris» de violences sexuelles.

Trou de mémoire

Le Suédois contacte immédiatement le représentant du HCDH à Bangui. «Il était très en colère que le rapport nous ait été transmis. Il m'a dit que c'était un dossier sensible et qu'il avait besoin de temps pour enquêter.» Près d'un an plus tard, sous la pression d'une quinzaine d'Etats membres, le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, finira par nommer trois experts indépendants chargés de faire la lumière sur l'affaire. Ils découvriront que le chef de la division des droits de l'homme à Bangui a, en réalité, tout fait pour étouffer le scandale, conseillant même au chef de la mission sur place, le général Babacar Gaye, de ne pas intervenir. A Genève, Anders Kompass n'hésite pas. «Je savais à quel point la machine onusienne est lente. Si les accusations étaient fausses, très bien. Mais si elles étaient réelles, on ne pouvait pas attendre. La priorité était de mettre fin aux abus.» Il remet le rapport à l'ambassadeur de France à Genève et en informe sa supérieure, la haute-commissaire adjointe, Flavia Pansieri. «Elle m'a dit qu'elle comprenait, puisqu'il s'agissait d'une violation en cours.» Un an plus tard, elle dira n'avoir été informée qu'en mars 2015, avant d'invoquer un trou de mémoire. Son assistante témoigne pourtant avoir contacté l'assistant du secrétaire général adjoint, Jan Eliasson, qui lui a confirmé avoir transmis l'information. Devant les experts indépendants, il évoque à son tour un oubli.

Anders Kompass se défend d'avoir agi à la légère. «La France est un Etat de droit. Je savais qu'on y prenait ce genre d'accusations très au sérieux. L'ambassadeur a d'ailleurs agi exactement comme il le fallait et la réponse de Paris, en tout cas dans les premiers jours, a été exemplaire.» Il apprend, fin juillet, que la justice s'est saisie de l'affaire (lire ci-contre) et qu'un enquêteur est en route pour Bangui, puis que la France a demandé la levée de l'immunité juridictionnelle de Gallianne Palayret - qui ne sera accordée qu'un an plus tard - pour qu'elle puisse répondre aux questions des enquêteurs.

«Ces garçons au Mali»

Les mois passent, jusqu'au 12 mars 2015. Anders Kompass est convoqué par sa supérieure, Flavia Pansieri. Elle l'informe que le haut-commissaire, le prince jordanien Zeid Ra'ad Zeid al-Hussein, exige sa démission. «Je ne comprends pas, je suis en état de choc, je lui demande de quoi il s'agit. Elle me parle de "ces garçons au Mali"…» Outré que la haute-commissaire adjointe puisse se tromper de pays, le Suédois se braque. Il refuse de partir.

Quelques jours plus tard, il est contacté par le Bureau des services du contrôle interne (l'agence chargée des enquêtes internes à l'ONU en cas de suspicion de fraude, corruption, abus sexuels, etc.), qui veut un compte rendu détaillé de ses agissements depuis juillet 2014. «Ce qui m'a sauvé, c'est que je suis le seul à n'avoir jamais changé ma version des faits.» Il demande conseil au bureau de la déontologie. «On m'a dit de ne pas m'en faire.» Ces deux organes de surveillance sont censés agir de manière indépendante, de façon à garantir leur objectivité. Pourtant, des communications internes, rendues publiques par l'ONG Aids Free World en juin 2015, révèlent comment leurs responsables ont agi de connivence avec la chef de cabinet du secrétaire général, le haut-commissaire des droits de l'homme et son adjointe pour pousser le diplomate vers la sortie.

Le 17 avril, Zeid al-Hussein l'informe qu'il est suspendu et fait l'objet d'une enquête administrative pour avoir transmis le rapport non édité à la France, dans lequel figurent les noms des enfants qui accusent les militaires français. «Si je les avais enlevés, les policiers français n'auraient rien eu de concret pour commencer leur enquête. Ils seraient arrivés à Bangui, auraient posé des questions et l'information aurait circulé. Les soldats auraient pu faire ce qu'ils voulaient avec les enfants.» Il dénonce l'hypocrisie de ses détracteurs : «Pendant qu'ils m'accusaient d'avoir mis en danger la vie des enfants, aucun ne s'est intéressé à leur sort.» Une critique relayée d'ailleurs par les trois experts indépendants.

Kompass est escorté hors de son bureau. «On m'a pris mon badge, mon mobile. Je n'avais plus accès à mes mails. C'est le sort réservé à ceux qu'on soupçonne d'avoir détourné de l'argent ou harcelé une collègue.» Au bureau, le haut-commissaire Zeid al-Hussein alimente les rumeurs, évoquant une «affaire extrêmement sérieuse», alors que le Suédois a interdiction de s'exprimer. Il décide de faire appel devant le tribunal administratif de l'ONU, dont il sait que le jugement sera rendu public. «Mes amis, mes collègues sauraient alors de quoi on m'accusait.» Le secret est de courte durée. Le 29 avril, le journal britannique The Guardian expose l'affaire. Quelques jours plus tard, le tribunal administratif tranche en sa faveur. Anders Kompass peut retourner travailler, mais il continue de faire l'objet d'une enquête interne.

Réaction de Panique

Pourquoi cet acharnement ? Zeid al-Hussein mentionne régulièrement en public ses doutes sur la probité de son subalterne, déjà soupçonné d'avoir transmis des informations confidentielles à un diplomate marocain. Anders Kompass a pourtant été blanchi. Il évoque une réaction de panique : «Quelqu'un à New York s'est rendu compte du scandale que cela produirait si on apprenait que l'ONU connaissait depuis l'été 2014 les accusations et que rien n'avait été fait neuf mois plus tard. Il fallait trouver un bouc émissaire.» Finalement, le 17 décembre 2015, les trois experts indépendants rendent leurs conclusions. Ils dénoncent «un échec institutionnel grave». Anders Kompass est le seul à échapper aux critiques acerbes du comité. Pendant l'été, de nouvelles accusations d'abus en RCA ont fait surface. Le chef de la mission de l'ONU à Bangui, le général Gaye, est contraint de démissionner. Le 8 janvier 2016, le Suédois est disculpé par le bureau des services du contrôle interne.

Depuis, il n’a reçu aucune excuse, ce qui le fait douter de la volonté de mettre fin à la culture d’impunité au sein de l’organisation. Tous ses supérieurs ont conservé leurs fonctions, à l’exception de Flavia Pansieri, qui a quitté son poste le 31 décembre 2015. Kompass n’est pas seul. D’anciens employés de l’organisation lui ont adressé des courriers, affirmant avoir subi le même sort que lui. Mais les affaires étaient moins spectaculaires et ils n’ont pas reçu le même soutien. Lui craint que son histoire ne dissuade surtout ceux qui seraient tentés de tirer la sonnette d’alarme à l’avenir.

Lire notre interview«Si vous êtes de l'ONU, vous pouvez faire tout ce que vous voulez»

Ban Ki-moon a annoncé une série de mesures destinées à mettre fin aux abus commis sous l'égide des Nations unies. Anders Kompass est dubitatif : «L'ONU se justifie en disant que tant que des pays, comme la France, mènent leur propre programme ou, comme la Suède et les Etats-Unis, refusent de s'investir, elle doit accepter des troupes originaires de pays d'Asie ou d'Afrique, qui n'ont pas la meilleure réputation en termes de discipline ou d'attitude à l'égard des femmes et des enfants. On tolère des comportements considérés comme des dommages collatéraux au lieu de réfléchir à l'impact qu'ils ont sur la crédibilité de l'ONU auprès des populations locales.»

Les Nations unies, dit-il, sont à la croisée des chemins. «Les politiques refusent de reconnaître que les opérations de paix ont des missions quasiment impossibles.» Anders Kompass espère que le prochain secrétaire général, le Portugais António Guterres, saura donner un nouveau souffle à l'ONU, après la présidence «sans inspiration» de Ban Ki-moon.

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