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Pourquoi Netflix bouscule le cinéma et la télé

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Kristen Stewart à la première du film Blackkklansman lors du 71eme festival de Cannes, le 14 mai 2018. PHOTO : © Boesl/ZUMA Press/ZUMA/REA

Pas d’édition du Festival de Cannes qui se respecte sans sa polémique. Pour la deuxième année consécutive, Netflix réussit l’exploit d’en être le principal protagoniste. Fort de son poids croissant dans l’audiovisuel, le nouveau géant de la vidéo en ligne ne cesse d’affirmer sa volonté d’en chambouler les règles dans un contexte où le changement des comportements accélère les mutations économiques qui affectent le secteur.

En mai 2017, la 70e édition du festival de Cannes avait été troublée par la projection mouvementée d’Okja, le film du réalisateur coréen Bong Joon-ho : les festivaliers avaient en effet peu apprécié que l’œuvre produite par Netflix puisse concourir pour la Palme d’or sans faire l’objet d’une sortie en salles. Le film avait en effet été rendu disponible directement sur la plate-forme de vidéo en ligne, celle-ci ne voulant pas se plier aux règles françaises de la chronologie des médias. Selon cette dernière, un film ne devient disponible en DVD ou vidéo à la demande à l’acte que quatre mois après sa sortie en salles. La première diffusion à la télévision ne peut quant à elle intervenir avant dix mois, délai qui atteint trente-six mois pour une diffusion sur une plate-forme de vidéo à la demande par abonnement (SVOD). Impensable de patienter trente-six mois pour le géant numérique, qui cherche à offrir de plus en plus de contenus « frais » à ses abonnés.

Bras de fer

Face au tollé, les organisateurs du Festival de Cannes ont revu leurs règles afin d’exclure à l’avenir de la compétition officielle tout film ne faisant pas l’objet d’une sortie en salles. Cette décision a fâché Netflix, l’amenant à boycotter l’édition actuelle du festival, qui se déroule du 8 au 19 mai. Victime collatérale, The Other Side of the Wind, le dernier film d’Orson Welles, que la plate-forme américaine a restauré, ne sera finalement pas projeté à Cannes comme prévu.

Pour la première fois en 2017, les 15-24 ans ont passé plus de temps sur Internet que devant la télévision

Un bras de fer est donc engagé entre le géant numérique et une partie des acteurs de la filière du cinéma et, plus largement, de l’audiovisuel, autour de la réforme de la chronologie des médias. En mars dernier, un rapport commandé par le gouvernement proposait de réduire à quinze mois après la sortie en salles la mise à disposition des films sur les plates-formes de vidéo par abonnement, à condition que ces dernières se montrent « vertueuses » en respectant une série d’engagements en matière de financement de la création française. Dans le cas contraire, un délai de vingt-sept mois s’appliquerait. Pas sûr que Netflix ou Amazon, qui joue sur le même terrain, accueillent un tel projet avec enthousiasme.

Le statu quo paraît cependant d’autant moins tenable que les mutations des comportements s’accélèrent. Pour la première fois en 2017, les 15-24 ans ont passé en France plus de temps sur les écrans Internet (et en premier lieu sur le smartphone) que devant la télévision, selon Médiamétrie. Certes, ce croisement des courbes n’est pas vraiment une surprise. Et pour l’ensemble de la population, le petit écran conserve encore sa domination. L’événement est cependant symbolique de la marginalisation dont la télévision classique est en train de faire progressivement l’objet dans les pratiques culturelles. A noter cependant que le cinéma ne partage pas le même sort : alors que la fréquentation des salles obscures se maintient au plus haut – avec 209 millions d’entrées en 2017, soit le troisième plus haut niveau depuis cinquante ans –, leur public a rarement autant compté de jeunes.

Ce déclin de la télévision est à mettre en rapport avec une autre inflexion observée l’année dernière : pour la première fois depuis 2010, le marché français de la vidéo a vu son déclin enrayé, selon les statistiques du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Celui-ci ne cessait en effet de reculer sous l’effet de l’effondrement des ventes de supports physiques (DVD et Blu-ray). En 2017, cette baisse a été plus que compensée par l’essor de la vidéo à la demande (VàD).

A y regarder de près, ce ne sont pas les ventes ou les locations ponctuelles (« à l’acte ») de vidéos qui expliquent ce retournement, mais le boom des abonnements : les services par abonnement ont vu leur chiffre d’affaires bondir de près de 90 % l’année dernière, pour représenter plus de la moitié du marché de la VàD. Un véritable effet Netflix.

L’américain gagnerait en effet chaque mois 100 000 nouveaux utilisateurs dans l’Hexagone et disposerait désormais d’un portefeuille de 3,6 millions d’abonnés. Des chiffres à comparer avec ceux du leader français de la télé payante : Canal+ et CanalSat comptaient 4,9 millions d’abonnés fin 2017, en recul de plus d’un million d’abonnés depuis fin 2014. Sur ce terrain-là aussi, les courbes pourraient finir par se croiser sous peu.

La riposte attendra

Face aux appétits de l’ogre américain, la riposte tarde à s’organiser. Le projet d’un « Netflix européen » autour des chaînes publiques européennes, porté par la présidente de France Télévision Delphine Ernotte, a dû réduire ses ambitions. Difficile en effet de construire un service de vidéo à la demande diffusant dans tous les états membres, alors que les chaînes de télévision ne possèdent bien souvent les droits des œuvres qu’elles diffusent que dans leur propre pays. C’est donc sur le volet production d’œuvres européennes originales que les discussions apparaissent le plus avancées : France Télévision, la RAI italienne et la ZDF allemande ont ainsi créé l’Alliance, un regroupement destiné à cofinancer des séries européennes à gros budgets. La première d’entre elles, sur Léonard de Vinci, devrait être diffusée en 2019.

Vers un Hulu français ?

Dans l’Hexagone, les chaînes de télévision privées et publiques discutent actuellement de la création d’un « Hulu français », inspiré du service de VàD créé par Disney, la Century Fox et NBC Universal pour exploiter leur catalogue. Sa déclinaison française prendrait la forme d’un site de télévision de rattrapage groupant tous les programmes des chaînes tricolores et comportant une partie gratuite et une partie payante sur abonnement. Reste à savoir si des acteurs concurrents peuvent vraiment s’entendre pour bâtir une offre commune.

Netflix, qui dessert la France depuis les Pays-Bas, devrait être contraint de respecter les obligations de financement françaises

Tout n’est pas noir cependant pour l’audiovisuel européen et tricolore. Le 26 avril dernier, les institutions européennes réunies en trilogue1 se sont accordées sur une révision ambitieuse de la directive sur les médias audiovisuels. Selon ce compromis, qui doit encore être adopté définitivement, les services de vidéo à la demande devraient s’acquitter des taxes et obligations d’investissement dans le pays où ils ont des abonnés et non plus dans le pays où ils sont établis, comme actuellement. En clair, Netflix qui dessert la France depuis les Pays-Bas sera contraint de respecter les obligations de financement françaises, qui obligent les plates-formes à consacrer 26 % de leurs revenus aux œuvres européennes, dont 22 % aux œuvres françaises. Les services de vidéo à la demande devront également offrir dans leur catalogue à leurs clients européens un quota minimum de 30 % d’œuvres européennes et les mettre en avant. De quoi remettre un peu d’équité dans la concurrence entre les plates-formes américaines et les diffuseurs du Vieux Continent, mais aussi promouvoir la diversité culturelle et soutenir la production d’œuvres européennes originales.

  • 1. Procédure de négociation entre la Commission, le Parlement et le Conseil européens.

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