Qu'est-ce que le modernisme ?

Le terme, apparu en 1904 sous la plume de journalistes italiens, circulait déjà parmi les théologiens romains. Il visait un ensemble de tendances assez disparates, mais qui avaient en commun de vouloir combler le fossé séparant l'enseignement traditionnel de l'Église et les jeunes sciences nées en dehors d'elle, notamment l'exégèse critique. Le modernisme n'a jamais constitué un mouvement unifié. Il désigne tout au plus une série d'initiatives individuelles, critiques, mais non concertées. Il recevra sa consécration officielle de l'encyclique Pascendi dominici gregis (8 septembre 1907), de Pie X, qui y voit la « synthèse de toutes les hérésies » et le condamne sans appel. Quel que soit le champ qu'ils investissent, les modernistes poursuivent le même but : combler le retard pris par l'Église, notamment dans le domaine biblique et doctrinal, en acceptant les exigences des sciences profanes.

Deux tendances extrêmes vont s'affronter. D'un côté les audacieux qui, à la suite d'Alfred Loisy, poussent toujours plus loin l'exigence critique. À la question : « Où s'arrêtera-t-on ? », Loisy répond : « On ne s'arrêtera pas. » S'y oppose très tôt la tendance conservatrice, pour qui toute nouveauté paraît suspecte. Ici, on fait de la résistance. En face d'une science en perpétuel changement, « l'Église est d'avance justifiée de ne pas chercher une inutile conciliation de ses dogmes avec les données provisoires des sciences... Si la science change constamment, la foi, elle, est immuable ».

Qui sont les modernistes ?

Si le nouvel esprit du modernisme affecte toute l'Europe, il se traduit différemment d'un pays à l'autre. Plus social en Italie, plus philosophique en Allemagne, où il reste marginal, il se manifeste en France, son épicentre, dans tous les domaines : exégèse biblique (Loisy), philosophie (Laberthonnière, Le Roy), histoire (Duchesne), théologie, certains allant jusqu'à « sacrifier les croyances catholiques » sur l'autel de la critique (Turmel, Houtin). En chacun de ces domaines, les modernistes, même les plus modérés, ont en commun la vive conscience du décalage entre la foi et la science moderne, en même temps que la volonté d'y remédier, ce qui implique de repenser l'expression traditionnelle de la foi.

Le « père du modernisme » fut incontestablement Alfred Loisy (1857-1940). Professeur à l'Institut catholique de Paris, il s'était proposé de vaincre la critique par la critique. Lorsque Renan fit paraître sa Vie de Jésus, en 1863, on ne sut lui opposer que l'anathème. Loisy releva le défi en utilisant ses propres armes. Interdit d'enseignement en 1883, il poursuivra ses recherches aux Hautes Études. En 1902, il fit paraître L'Évangile et l'Église, un petit « livre rouge », qui fit scandale. C'est là qu'on peut lire ces mots devenus célèbres : « Jésus annonçait le Royaume, et c'est l'Église qui est venue », c'est-à-dire l'organisation, les dogmes, le culte. Mais loin de voir dans cette évolution une dérive, Loisy la juge légitime. « Tout est mouvement dans une religion vivante ».

Il serait trop long de dresser la liste de tous ceux qui sont soupçonnés de modernisme. En France, à côté de Loisy, citons Édouard Le Roy, un mathématicien qui s'attaque au dogme, jugé « invérifiable, inutile et infécond », et tout compte fait incompatible avec le savoir positif. Le soupçon de modernisme pèse sur plusieurs autres, dont les écrits sont censurés : l'abbé Brémond, l'historien Duchesne, le philosophe oratorien Laberthonnière, mais aussi le philosophe très catholique Maurice Blondel... Il ne faudrait pas sous-estimer par ailleurs l'influence de deux Anglais, le baron von Hügel (1852-1925), un laïc dont l'influence s'exerce jusqu'en Italie où il se rend souvent en voyage, et le jésuite George Tyrrell (1861-1909), un converti qui sera excommunié en 1907.

Qu'est devenu le modernisme ?

L'encyclique de Pie X, Pascendi dominici gregis, donnera un coup d'arrêt au modernisme. C'est une condamnation globale. Dans tous les diocèses se met en place une commission de surveillance. Les maîtres suspectés sont écartés de l'enseignement. En 1910 est institué le serment antimoderniste. On tire sur tout ce qui bouge ! Avec la « Sapinière » de Mgr Benigni, tout un réseau antimoderniste de délation se met en place. Sans être explicitement nommé par l'encyclique, Blondel se sent également visé, même s'il estime n'être pas atteint. Il faudra attendre 1943 pour que Pie XII, dans l'encyclique, Divino afflante spiritu, donne l'aval aux genres littéraires dans la Bible. C'est le concile Vatican II qui fera souffler un esprit nouveau.

On a apprécié diversement le modernisme : controverses dépassées, selon les uns, toujours actuelles, selon d'autres. Il y a un siècle, le modernisme « apparut non comme l'aube d'un âge nouveau, mais comme la veille menaçante d'un désastre ». Bien des choses ont évolué. « Le modernisme, estime Émile Poulat, est le fruit d'une expérience intellectuelle : alors que, sans même s'en rendre compte, les croyants accèdent à de nouvelles formes de pensée, à un nouveau type de culture, leur foi ne peut rester captive d'un langage mort et d'une imagerie périmée ; et que sert d'aller au peuple si l'on n'a à lui servir que le vieux catéchisme dont il s'est détourné ? » Même si l'on doit déplorer ses excès dans la suspicion et la répression, le modernisme a posé des questions qui restent encore les nôtres.

L'abbé Alfred Loisy (1857-1940)

En 1903, ce professeur d'exégèse de l'Institut catholique de Paris publie Autour d'un petit livre, où il explicite sa pensée sur le Christ. S'il admet la divinité et la résurrection du Christ, c'est au titre d'une donnée de la foi insaisissable par l'histoire. Sommé de se rétracter, il déclare : « Je ne veux pas contribuer à la ruine dans mon pays... Mais il n'est pas en mon pouvoir de détruire en moi le résultat de mes travaux. » Ses positions sont condamnées et il est excommunié (1908). Il occupera au Collège de France jusqu'en 1931 la chaire d'histoire des religions. Il fera inscrire sur sa tombe : Tuam in votis tenuit voluntatem (« Dans ses secrets désirs, il a gardé ta volonté »).

Le P. Lucien Laberthonnière (1860-1932)

Oratorien, il publie en 1903 les Essais de philosophie religieuse et, en 1906, Le Réalisme chrétien et l'Idéalisme grec, où il s'en prend à saint Thomas d'Aquin. Le Dieu thomiste ne serait qu'un mélange d'égoïsme aristotélicien et de dévouement chrétien ! Ces deux livres furent censurés en 1906, et les Annales de philosophie chrétienne, dont il avait pris la direction en 1905, sont condamnées en 1913. Interdit peu après de publication, il aidera le P. Sanson, de l'Oratoire, à rédiger les conférences que celui-ci devait donner à Notre-Dame de Paris (1925-1927). Ces conférences, qui sont presque intégralement de sa plume, seront dénoncées à Rome pour leur doctrine. Quant à Laberthonnière, il continue à écrire, mais ses travaux ne seront publiés qu'après sa mort.

Maurice Blondel (1861-1949)

En 1893, il soutenait une thèse en Sorbonne, L'Action. Le soupçon viendra des zelanti qui l'accusent de ne pas respecter la gratuité du surnaturel. Si le surnaturel « dépasse les forces de la nature », répond-il, il ne lui est pas étranger. Il se justifiera dans la Lettre sur les exigences contemporaines en matière d'apologétique (1896), où il montre que sa méthode est en règle aussi bien avec la foi qu'avec la raison. Se plaçant dans la situation de l'incroyant, il dira : « L'important est, non de parler pour les âmes qui croient, mais de dire quelque chose qui compte pour les esprits qui ne croient pas ». Il sera inquiété, jamais condamné.