Trois raisons de (re)lire… Gérard Genette et ses “travaux érudits”

De Homère à Kafka, en passant par Montaigne ou Hemingway, les auteurs peuplent l’œuvre du théoricien de la littérature récemment disparu. Gérard Genette, son jargon, son humour dévastateur et sa curiosité sont un vrai bonheur de (re)lecture.

Par Gilles Heuré

Publié le 18 mai 2018 à 13h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h23

1. L’anatomiste

Quand il commentait, dans Apostille (2012), l’expression lue dans une gazette « du temps perdu à la recherche », qui se voulait un brin ironique et désobligeante pour ceux, dont lui, qui détricotaient l’œuvre de Marcel Proust, Gérard Genette, un peu piqué au vif, rectifia par ce qui lui semblait être la citation la plus conforme – « Du temps perdu dans la recherche » – et se défendit d’un petit coup de fleuret. Ce qui était visé étaient ses propres « travaux érudits » sur le récit, la narration, ses œuvres Discours du récit et les Figures. « J’estime, écrivait-il […] qu’il y a “une beauté propre à l’érudition”, et je sais qu’on ne perd jamais son temps dans la recherche, ni encore moins dans la Recherche. Le temps qu’on perd, c’est autour de la recherche. »

Ses livres consacrés à l’analyse textuelle, débutés en 1966, qui fournissaient de nombreuses pistes de lecture en décortiquant les grands classiques, notamment A la recherche du temps perdu, de Proust, mais pas seulement, vrombissaient de termes et d’expressions compliquées : « analepses homodiégétiques » ou « complétives », « prolepses », « achronie », etc. « Cinq volumes critiques dont on a bassiné des générations de potaches », nous avait-il dit en riant quand nous l’avions rencontré en 2012.

Le fait est que les potaches en question souffraient parfois devant l’aridité de certaines formulations, cherchant à les élucider tout en devinant qu’elles témoignaient d’une formidable ténacité à comprendre une œuvre, sa composition et la lecture que l’on pouvait en faire. Toute tâche universitaire évacuée, on peut (re)lire ces « travaux érudits » en réalisant ce que Genette écrivait dans Figures II, à savoir que le récit qu’on lit dans une œuvre ne va pas forcément « de soi » et qu’il mérite qu’on en devine l’anatomie, qu’on en comprenne les séquences et les temporalités et donc qu’on l’explore en ne lisant pas uniquement ce qu’il raconte.

2. Le promeneur

Les potaches n’en revenaient pas quand Gérard Genette publia Bardadrac (2006), Codicille (2009), Apostille (2012), Epilogue (2014) ou Postscript (2016). Ils avaient en mémoire le jongleur de la poétique et pouvaient désormais lire Genette comme un lecteur complice, d’un humour dévastateur et d’une curiosité toujours aiguisée. Son « jargon », il y revenait dans Bardadrac, évoquant la façon dont, lors de sa soutenance de thèse « sur travaux », une collègue lui avait reproché son « jargon technique » et ses adjectifs « barbares ». « Vous pourriez, lui avait-elle dit après la soutenance, l’écrire en français courant, et cela voudrait dire quelque chose. » Il répondit par boutade « Parce que ça m’amuse », sans remords pour le vocabulaire qu’il avait employé. Jargon ?

Avec le Genette nouvelle formule, tout commence par une érudition joyeuse et finit parfois par une franche rigolade. Appelant un correspondant sur une hotline parce qu’il ne comprenait pas un modèle d’utilisation, le correspondant, après lui avoir demandé son nom et l’avoir reconnu, lui répondit : « Cher monsieur, quand on on écrit Figures III, on doit pouvoir décoder le mode d’emploi d’un lecteur de DVD. » Et pour revenir sur la période de Poétique, la revue qu’il dirigeait avec Tzvetan Todorov, il rappelait qu’on les surnommait « Starsky et Hutch » : « Je n’ai jamais su si cette référence se voulait gratifiante, ni comment se répartissait, entre nous, ce double sobriquet qu’on peut bien dire d’époque » (Bardadrac, p. 343). Sans remords donc, et le « récitatif », il l’appliquait alors à l’opéra avec la recherche de l’émotion dans Apostille. Alors il faut le répéter : Bardadrac, Codicille, Apostille, Epilogue et Postscript sont un vrai bonheur de lecture.

3. Les auteurs

Ce sont Hemingway, Stendhal, Proust, Michelet, Thibaudet qui relit Montaigne, Flaubert, Barthes, Kafka, Jean-Pierre Richard sur Mallarmé, Robbe-Grillet, Claude Simon, Madame de La Fayette, Balzac, Laurence Sterne, Homère et tant d’autres. Ils sont tous là dans les livres de Gérard Genette, comme des références, des exemples, des citations. Des auteurs à redécouvrir sans relâche avec, on peut vraiment y revenir, le regard de Gérard Genette.

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